Héro·ïne·s

Repenser les héros dans les œuvres et pratiques artistiques

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Des héros relationnels À propos de quelques bébés au cinéma

Barbara Turquier

À première vue, un nouveau-né ne possède aucun des attributs même minimaux du héros. Sa capacité d’action sur le monde – son « agentivité » —, comme ses moyens d’expression, est très limitée. C’est un être éminemment dépendant et vulnérable. Il est potentialité plutôt qu’actualité. Même en adoptant une définition minimale (le héros comme protagoniste principal d’une histoire), on peut se demander quel type de héros le bébé serait, et quelle vertu il y aurait à le penser comme tel. On aimerait ici éprouver l’hypothèse que c’est précisément parce qu’il est un être dépendant et relationnel, engouffré dans le moment présent, et qu’il nous invite, en tant qu’adultes, à une expérience de la présence et un type d’attention au monde au croisement de la monotonie et d’épiphanies infinitésimales, qu’il est un sujet cinématographique intéressant et potentiellement le héros de récits d’un autre genre.

L’expérience ordinaire à laquelle nous invite la vie du bébé demeure un territoire relativement peu exploré au cinéma (du moins dans le cinéma de fiction le mieux financé[1]), peut-être comme le quotidien répétitif d’une femme au foyer l’était peu au moment où Chantal Akerman réalisa Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Sans doute y a-t-il dans la vie du bébé quelque chose qui résiste à la narration – en raison du caractère restreint des « actions » qui peuplent sa vie. Par comparaison, la littérature française contemporaine s’est largement emparée de ce sujet comme de l’expérience commune de la parentalité (et singulièrement de la maternité), à la suite d’Annie Ernaux et de nombre d’autrices (principalement) depuis les années 1990[2]. Pourtant, d’un point de vue cinématographique, la vie du bébé ouvre des voies narratives et visuelles peu empruntées : une temporalité répétitive, circulaire, faite de micro-évènements, qui s’accompagne du récit inexorable (ou contrarié) du développement. Visuellement, il appelle une attention à l’expression visuelle aux dépens du langage et des dialogues. La faible capacité d’action du nouveau-né masque un formidable pouvoir de mettre les autres en branle autour de lui. Le bébé incarne aussi une projection vers l’avenir - d’où, sans doute, sa présence récurrente dans les récits post-apocalyptiques…

Marie Darrieussecq écrivait dans son récit Le Bébé : « Dire le non-dit : l’écriture est ce projet. À mi-distance, entre dire et ne pas dire, il y a le cliché, qui énonce, malgré l’usure, une part de réalité. Le bébé me rend à une forme d’amitié avec les lieux communs ; m’en rend curieuse, me les fait soulever comme des pierres pour voir, par-dessous, courir les vérités[3]. » Elle souligne ce paradoxe attenant à ce sujet : d’un côté, un monde social enveloppant l’enfant de discours et d’images comme autant de langes ; d’un autre, un territoire à peu de choses près inexploré. Nos cultures médiatiques exploitent volontiers un « pittoresque du bébé », appelant des scènes convenues (le repas, le sommeil, les pleurs…) qui reflètent les discours normatifs qui entourent la parentalité. De ce fait, un.e cinéaste filmant un bébé court toujours le risque de succomber au cliché, ou du moins d’être lu au prisme de ces représentations dominantes. Comment s’en départir et composer une image juste ? À partir de séquences tirées de trois films, nous proposons ici de mettre en évidence certaines manières dont des cinéastes traitent ce dilemme en engageant, par le bébé, des récits autres – qui relèverait davantage des « fictions-paniers » d’Ursula Le Guin, le roman-sac qui se nourrit de la collecte de la vie, plutôt que de la trajectoire linéaire du héros porteur de glaive, dont l’action naît de la conquête et du conflit.

Claire Denis, L’intrus (2004)

Une forêt, l’hiver, au soleil couchant. Un homme et une femme marchent dans la neige. Contre le ventre de l’homme, un bébé est accroché dans un porte-bébé. À mesure que l’homme avance, la caméra s’attarde sur le visage de l’enfant en gros plan pendant une vingtaine de secondes. Le plan est entrecoupé d’un contrechamp sur le visage de l’homme, sur le paysage (l’apparition d’une croix) et sur le petit tourbillon de cheveux à l’arrière de la tête du bébé. On revient sur le visage de l’enfant qui s’éclaire d’un sourire.

La durée de la séquence, photographiée par Agnès Godard, le petit nombre de plans, crée pour le spectateur la sensation du temps réel, celle d’un présent qui s’éprouve. L’aller-retour avec le visage de l’homme (prénommé Sidney et interprété par Grégoire Colin) et l’absence de dialogues focalisent la séquence sur l’expérience d’une relation – physique (le peau à peau, la chaleur corporelle, la marche) et visuelle, par l’échange de regards. Le plan, par sa durée, surprend d’abord – car l’enfant est peu présent dans le reste du film. Mais ce moment est chargé narrativement car la relation tourmentée de Sidney avec son propre père, Louis Trébor, interprété par Michel Subor, est au cœur du film. Le plan s’offre donc comme le contrepoint à cette autre relation père-fils, comme l’a commenté Claire Denis :

« Cette séquence tenait sur pas grand-chose. Le père [joué par Michel Subor] abandonne tout, ses chiens, c’est-à-dire tout ce qu’il aime. C’est comme si à ce moment le fils [joué par Grégoire Colin] ressentait le manque, que son père l’avait abandonné… Aussi fou que cela paraisse, je voulais qu’il tienne un petit bébé dans les bras en se disant “moi mon fils, je vais l’aimer, je ne l’abandonnerai pas”. Pour moi, le regard de ce petit garçon et celui de Grégoire dit tout de la confiance que l’on peut donner à ceux qu’on aime. Les larmes me viennent toujours aux yeux dans cette scène car je sais qu’elles viennent dans les yeux de Grégoire[4]. »

Outre la manière dont cette scène fait sens dans l’économie narrative du film, c’est une forme de surgissement épiphanique que l’on sent dans la prise, que relate également la chef opératrice dans le même entretien. Au sourire du bébé répond une larme du père. La présence du bébé figure le lien affectif – sa présence et sa force, ou son absence – qui relie les trois personnages masculins du film. En tant que personnage éminemment relationnel, le bébé permet de faire émerger des valeurs alternatives, autour notamment du personnage de Sidney – les qualités que Joan Tronto identifie comme étant celles de l’éthique du soin : l’attention aux autres, la responsabilité, la compétence, la réactivité face à un besoin[5] – comme des valeurs possibles des héros de cinéma – en l’occurrence celles de Sidney. Par contraste, son père, Louis Trébor, apparaît comme une figure héroïque plus conventionnelle, suivant une trajectoire d’émancipation individuelle par rapport à la famille, suivie d’une errance qui l’amène en quête d’un autre fils abandonné. Il n’en demeure pas moins que Trébor est in fine le héros, au sens de protagoniste principal, du film de Claire Denis.

Le plan de Claire Denis est aussi un plan sur un visage. L’apparition d’un sourire y fait événement. La durée du plan convoque la capacité du cinéma à capter la météorologie d’un visage, la fluidité de ses expressions, l’appréhension de « micro-mouvements intensifs » ordinairement enfouis, comme l’explique Deleuze à l’endroit de l’image-affection qu’emblématise le gros plan sur le visage dans L’image-mouvement[6]. Il m’amène à une autre question : comment caractériser la cinégénie particulière du visage d’un nouveau-né ? Si on le distingue d’un visage d’adulte, on pourrait dire que devant un tel visage, le ou la cinéaste se trouve peut-être un peu comme devant un animal : dénué du degré de conscience réflexive des adultes, ce visage projette une forme d’absence à soi-même. Sa spontanéité fait spectacle. Son expression n’étant pas langagière, il invite d’autant plus à l’observation, au regard attentif, au déchiffrement. Étant notre semblable, il nous interroge pourtant par sa différence : comment rendre compte de ce mode différent d’être au monde – un mode que l’on aurait tous connu mais oublié ? Un point limite pour le cinéma serait alors le mystère de la perception du bébé – la quête d’une perception native qui fut celle notamment de Stan Brakhage, la vision « non éduquée » (untutored) à l’oeuvre dans Scenes From Under Childhood. Le regard du nouveau-né incarnerait la quête utopique de voir le monde à neuf par les moyens du cinéma. Dans le plan de Claire Denis, la durée du plan sur le visage du bébé marque visuellement aussi, peut-être plus simplement, une attention phénoménologique au monde – le bébé étant en cela un révélateur d’un projet de cinéma attaché à la sensation plutôt qu’à la description.

Constance Meyer, Rhapsody (2015)

Au début du film de Claire Denis, le personnage de Sidney est introduit au prisme des soins qu’il apporte à ses deux enfants. Il est filmé torse nu, depuis la fenêtre à l’extérieur de chez lui – manière de mettre en scène ce corps nouveau de la paternité, comme si la mise à nu signalait l’acceptation d’une fragilité à laquelle l’invitait par ailleurs l’enfant. Cette nudité – corps du bébé, corps de l’homme qui prend soin de lui – est aussi employée dans le court-métrage Rhapsody de Constance Meyer (2015). C’est ici le contraste, assez évident, entre le corps imposant de Gérard Depardieu et celui d’un bébé prénommé Théo. Dans ce film, un vieil homme vivant dans une tour anonyme garde certains jours l’enfant d’une voisine. Son quotidien rythmé par les soins apportés à ce bébé se donne à voir dans plusieurs scènes montrant des actions infimes : donner un biberon, calmer les pleurs, chanter une chanson. Le bébé est, à l’évidence, un contrepoint : physiquement, il est tout ce que Depardieu n’est pas. D’un point de vue narratif, le temps passé avec l’enfant remplit le vide que l’on devine dans cette existence d’un « plein » qui forme le centre de « l’action » de ce court-métrage : un récit qui n’est pas fait d’actions grandioses, publiques et collectives, mais d’actions privées, répétitives et infimes. Exploitant l’économie narrative du court-métrage, ce récit dit que ces actions infimes sont susceptibles d’avoir des effets immenses dans la vie du personnage qu’incarne Depardieu. Il invite ainsi à tisser d’autres hiérarchies narratives entre la valeur des actions, entre ce qui fait événement et ce qui ne le fait pas.

Jonathan Glazer, Under the Skin (2013)

Une plage écossaise, la mer est agitée. Un couple se noie, par accident, et laisse sur la plage leur bébé seul, hurlant. Scarlett Johansson, qui joue une extraterrestre débarquée sur terre pour assassiner des hommes rencontrés au hasard, est imperméable à ses pleurs. Après son départ de la plage (pour faire disparaître le corps d’un homme qu’elle a tué), un dernier plan montre le bébé seul sur la plage, à la nuit tombante, lâché à la marée montante, au son de mouettes prédatrices.

Dans cette scène, le bébé est à nouveau le révélateur de la vie intérieure d’un autre personnage, ou plutôt de son absence. Si le personnage de Scarlett Johansson est si imperturbable face à ces pleurs de désespoir, c’est qu’elle est véritablement « autre », comme l’expliquait Glazer[7] (qu’elle soit une femme amplifie cet effet). Mais à y regarder de plus près, quelque chose d’autre joue dans le choc créé par cette scène. Dans son montage, ce plan paraît inattendu : on a quitté la plage pour accompagner l’alien vers sa voiture, quand le film revient sur la plage à la nuit tombée, qui est alors filmée du point de vue de « personne ». Ce n’est plus le regard insensible de l’alien sur l’enfant (puisqu’elle n’est plus sur la plage), c’est l’image d’une solitude totale – créée par l’image de l’enfant seul mais aussi par le fait que la caméra se soit départie de tout point de vue assignable.

La scène présente une situation limite au spectateur – un enfant abandonné à une mort lente mais certaine. C’est parce que le bébé est un être essentiellement dépendant que l’image de cet abandon est si perturbante. On pourrait la comparer à d’autres images - la mort du nourrisson dans Trainspotting, le landau du Cuirassé Potemkine dévalant les escaliers… Ces images de vulnérabilité violentée évoquent les ressorts du cinéma d’horreur. L’image de l’enfant est cette pierre de touche de notre humanité, le rappel de nos liens de dépendances et de responsabilités envers les autres. Il signifie en cela aussi les limites de l’autonomie héroïque prônée par le cinéma hollywoodien. On peut lire dans cette optique critique le casting de la star Scarlett Johansson en alien prédatrice, dans un récit où l’absence de relation empathique aux autres est tout sauf héroïque.


[1] Depuis Le Repas de bébé des frères Lumière, les bébés sont, certes, des personnages de cinéma. Outre le registre de la chronique d’une parentalité ordinaire propre au téléfilm, à la série ou à la comédie, le bébé est aussi un personnage de choix dans le registre de l’horreur, dans une continuité des figurations d’une « maternité horrifique » mise en lumière par la critique américaine Barbara Creed (The Monstrous Feminine: Film, Feminism, Psychoanalysis, Routledge, Oxford, 1993). La vie quotidienne des bébés et de leurs parents est présente dans le champs documentaire, dans les pratiques militantes du cinéma ayant accompagné les luttes féministes (par exemple, dans Riddles of the Sphinx de Laura Mulvey et Peter Wollen en 1977), ou dans certains “journaux filmés” (chez Jonas Mekas par exemple). En dehors du cinéma, les images animées de bébé prolifèrent, privées ou partagées, publicitaires ou anonymes. Le développement du jeune enfant est le sujet par excellence du film de famille (Le Repas de bébé montrait déjà la fille d’Auguste Lumière). Les films de famille d’hier sont devenus des « vidéos » réalisées sur téléphone portable et partagées via des applications de messagerie (reproduisent le cercle familial propre au film « de famille ») ou les réseaux sociaux.

[2] Voir la thèse de Marie-Noëlle Huet, qui étudie notamment les écrits de Marie Darrieussecq, Camille Laurens, Christine Angot, Valérie Mréjen ou Nancy Huston : « Maternité, identité, écriture : discours de mères dans la littérature des femmes de l’extrême contemporain en France », Université du Québec à Montréal, 2018, accessible en ligne : https://archipel.uqam.ca/11941/1/D3497.pdf (consulté le 13 janvier 2021).

[3] Marie Darrieussecq, Le Bébé, P.O.L., Paris, 2002, p. 16.

[4] Claire Denis, scène commentée dans le DVD de L’Intrus, Pyramide Vidéo, 2010.

[5] Joan C. Tronto, « An ethic of care », dans Ann Cudd, Robin Andreasen (dir.), Feminist theory: a philosophical anthology, Blackwell Publishing, Oxford, 2005, p. 251–263.

[6] Gilles Deleuze, L’image-mouvement. Cinéma 1, Les Editions de Minuit, Paris, 1983, p.126.

[7] Kyle Buchanan, « How Under the Skin Director Jonathan Glazer Surprised His Star Scarlett Johansson », entretien avec Jonathan Glazer pour Vulture, 4 avril 2014, disponible en ligne : https://www.vulture.com/2014/04/jonathan-glazer-on-under-the-skin-scarjo.html (consulté le 13 janvier 2021).