Héro·ïne·s

Repenser les héros dans les œuvres et pratiques artistiques

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Le héros sans attributs

Clément Schneider

Pendant ce temps-là, vêtu d’un simple jean bleu, Orphée descend très haut, jusqu’au vouvoiement[1].

Lorsque le cinéma convoque des figures mythologiques, la question qui se pose immanquablement est celle du degré de transposition du mythe dans la diégèse. Il y aurait par exemple, d’un côté la Junon du Conte de Noël d’Arnaud Desplechin (2008), incarnée par Catherine Deneuve : le prénom étrange du personnage souligne sa puissance de matriarche, l’ambivalence du rapport à ses enfants… mais le mythe reste de l’ordre de l’allusif : juste un prénom. De l’autre côté du spectre, il y aurait un film comme Parking de Jacques Demy (1985) dans lequel le cinéaste a cherché une équivalence, terme à terme, du récit mythique et de ses signes : Orphée, interprété par Francis Huster, y est une rock-star, il joue de la guitare, la sortie des Enfers est figurée par un tunnel de parking au bout duquel brille la lumière. Entre ces deux pôles existe, bien entendu, une grande variété de gradients.

Pris dans cette tension entre allusivité et littéralité, le cinéaste qui invoque un héros mythique est confronté à un dilemme complexe : trop d’allusivité risque de décharger le personnage de son potentiel mythologique (ces couches invisibles qui lui donnent une épaisseur que sa normalité apparente masque) ; à l’inverse, trop de littéralité verrouille le personnage dans une pure fonction allégorique, qui le désincarne et ne laisse au spectateur plus aucun espace pour élaborer une interprétation…

En entreprenant La dernière douane (2020), court-métrage qui se voulait une variation autour du mythe d’Orphée et d’Eurydice, j’ai été confronté à ce dilemme-là. Comment signaler la part du mythe dans le récit sans la signer lourdement ? Comme souvent au cinéma, la solution est venue des contraintes économiques dans lesquelles le film a été tourné. Le budget réel de fabrication s’est avéré très en dessous de ce que nous avions imaginé et il a fallu raisonner dans une logique de dénuement, réduisant le film à ses éléments essentiels. J’ai donc décidé de récrire complètement le scénario.

Dans ces moments, on revient au désir premier, aux premières images, aux intuitions initiales. Je me suis alors rappelé que le mythe d’Orphée n’était pas vraiment le point de départ du film. Le point de départ était un « nom de pays », pour parler comme Proust, en l’occurrence Cerbère, petite station balnéaire des Pyrénées-Orientales, au bout d’une ligne de train de nuit dont la SCNF venait d’annoncer la fin prochaine de l’exploitation. C’était en 2017.

Ce train de nuit, je l’avais beaucoup pris plus jeune, j’y avais le souvenir de sensations de voyage très précises, cinématographiques : celles de passer d’un monde à l’autre, le temps d’une nuit. Or, que le point d’arrivée de ce train soit Cerbère, à la frontière entre la France et l’Espagne, m’avait toujours semblé une coïncidence trop belle pour être aléatoire. Comme Proust face à l’indicatif des chemins de fer, le nom de la station dépliait dans mon esprit un monde imaginaire où il était question d’Enfers, de passage, de seuils… Et alors, presque « naturellement », Orphée s’était invité dans ce désir de film, comme en contrebande.

L’autre désir présidant à la naissance de ce film était celui d’un médium, en l’occurrence, la 3D-relief. Parce que la 3D, en ce qu’elle ouvre au regard du spectateur un espace à creuser, à fouiller, à explorer, me semblait la forme la plus adéquate pour matérialiser le désir. Dans le mythe d’Orphée, le désir est lié à ce qui, pour Bataille, fonde l’érotisme, à savoir la transgression d’un interdit : regarder Eurydice, derrière lui… Or, quelle plus belle manière de figurer cette transgression que la 3D, la profondeur de champ ?

Autour de ces quelques intuitions s’est construite la forme poétique finale du film, tout en jeux de rimes, d’échos, une image en appelant une autre par association d’idées, entre rêve et souvenir. L’Orphée du film, si c’en est un, n’a pas de nom, pas de lyre et il n’endort pas les animaux par le simple pouvoir de sa voix. C’est un jeune homme au regard triste, qui part en train de nuit à la recherche d’une femme, dans ce bout du monde qui s’appelle Cerbère ; il erre dans les limbes de chambres d’hôtels ; un regard, pourtant, un regard interdit fera disparaître la femme aimée. Ainsi dépouillé de ses attributs, cet homme a-t-il encore à voir avec le héros du mythe ? À défaut de répondre, je dirai simplement, qu’il en est l’empreinte, le souvenir : une ombre invoquée par le pouvoir magique de la mémoire et du film.


[1] Majerská, Silvia, « Bleu » in Matin sur le soleil, Le Cadran Ligné, Saint-Clément, 2020.

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Personnages ou spectateurs : à qui profite la démocratie burlesque de Jacques Tati ?

Dimitri Martin Genaudeau

Ce que j’ai essayé, pour ma part, c’est de prouver et faire voir que, dans le fond, tout le monde était amusant. Il n’est pas besoin d’être un comique pour faire un gag[1].

I. Le gag émancipé

Au moment de la sortie des Vacances de Monsieur Hulot en 1953, et plus tard à l’occasion de diverses interviews, Jacques Tati présente sa conception du burlesque comme un profond renouvellement du comique traditionnel, « une tentative absolument différente, un autre genre de comique[2] » : dans ses films, le déroulement des gags échappe à l’ascendant exclusif du héros, les seconds rôles et les figurants sont autant de relais de l’action comique et le burlesque s’ouvre en conséquence à ce que Tati appelle le « gag naturel », celui que l’on rencontre quotidiennement dans les petites maladresses de la vie courante et qui frappe sans discernement « riches et pauvres, grands et petits, malades et bien portants » – en somme, un gag « démocratique[3] ».

Exemple : Monsieur Hulot, au volant d’un tacot pétaradant, tombe en panne aux abords d’un cimetière où se tient un enterrement. Voulant réparer son engin il sort de son coffre divers outils et laisse tomber une chambre à air sur un tapis de feuilles humides : les feuilles se collent au pneu qui se transforme en couronne, laquelle est pieusement acceptée par l’ordonnateur des pompes funèbres.

Commentant cet exemple, Tati se compare à Chaplin pour souligner l’originalité de sa mise en scène : « Charlot, dit-il, aurait collé lui-même les feuilles sur la chambre, transformé la chambre en couronne et elle aurait été acceptée de la même façon par le garçon qui s’occupait du service. » Avec Tati c’est le geste du garçon des pompes funèbres, acceptant le pneu comme une couronne, qui donne son sens au gag et non l’étourderie de Monsieur Hulot qui, lui, « n’invente jamais rien[4] » – là où Charlot submerge le monde de sa présence, Hulot s’absente et le gag s’émancipe de son emprise : « le monde est rendu comique par l’absence de comique de Hulot[5] ».

Si la comparaison avec Chaplin est éclairante, l’originalité de cette scène est moins manifeste si l’on convoque Buster Keaton ou Harry Langdon qui apparaissent de façon plus évidente comme les initiateurs de la tradition du héros passif ; il est vrai par ailleurs, comme le souligne Barthélémy Amengual, que « personne n’est drôle en soi, puisque nul n’est seul au monde[6] ». En réalité, ce n’est pas tellement l’effacement du personnage que l’évanescence des gags qui distingue le burlesque de Jacques Tati : la structure condensée du gag traditionnel qui, sitôt amorcé, appelle une chute, est ici émiettée entre les différentes scènes, certains gags sont tout simplement tronqués, amputés du final attendu, d’autres s’estompent en d’infinis ricochets étalés sur la durée du film d’une manière tout à fait nouvelle – l’exemple, commode, que le réalisateur choisit pour faire l’exégèse de son œuvre est à cet égard peu représentatif du film, les causes et les effets étant souvent plus disjoints que dans cette scène. C’est la singularité radicale du cinéma de Jacques Tati que de prendre constamment le risque de ne pas faire rire, en préférant la poésie des harmonies secrètes à la lisibilité du gag. « Il est bien clair, écrit Michel Chion, que si Tati refuse quelque chose dans le jeu habituel du comique c’est le matraquage. Chez lui, un gag doit se débrouiller seul[7]. » On admettra que le gag ne saurait s’émanciper des structures qui corsètent son développement ordinaire sans que ne soit contenu, d’une manière ou d’une autre, l’empire qu’exerce le héros sur la rigolade, mais la nouveauté n’est pas ici dans l’attitude du personnage vis-à-vis du gag, comme le pense Tati, mais plutôt dans celle du cinéaste vis-à-vis du rire : sans doute en partie délivré de l’impératif commercial qui dirigeait l’industrie où exerçaient ses illustres prédécesseurs américains, pour qui le rire de la salle avait parfois le dernier mot de la mise en scène (lors des fameuses previews), Jacques Tati reste l’unique exemple d’un cinéaste comique dont il semble que l’ambition première n’ait pas été de faire rire – « il ne cherche pas à imposer le rire mais se contente de le proposer[8] ». Une fois affranchi de l’autorité du rire, le gag avait besoin d’un écrin assorti aux richesses de ses multiples éclats ; après avoir tourné Mon Oncle en 1958, Tati devait parfaire sa création dans Playtime (1967), en même temps qu’il préciserait le sens de son projet de démocratisation du comique.

II. Le plan démocratique

Quatorze ans après Les Vacances de Monsieur Hulot, le style du cinéaste s’est indéniablement radicalisé : dans Playtime, le personnage principal disparaît presque complètement dans la foule des figurants où l’on aperçoit même de faux Hulot – des doubles dont Tati parsème son film pour mieux marquer la déchéance du héros comique traditionnel et ainsi attirer l’attention du spectateur « sur toutes les autres figures et sur tout le décor[9] » – ; la trame narrative qui guidait encore de façon lointaine Les Vacances et Mon Oncle a presque totalement disparu, Playtime déploie une série de gags qui se répondent selon des variations et des correspondances inextricables, éclatées entre les différentes séquences du film et presque impossible à démêler lors d’un premier visionnage ; enfin, Tati généralise l’usage du plan d’ensemble, c’est la véritable innovation du film : l’échelle adoptée permet de chorégraphier simultanément plusieurs gags au sein d’un même plan ; non seulement le héros burlesque n’a plus le monopole du gag mais il perd en plus sa prérogative de « personnage de premier plan[10] » – là encore s’exprime le souci du cinéaste : démocratiser.

Il est préférable de lire cet article en plein écran pour profiter des animations.

Exemple : Vue d’ensemble sur un vaste hall – le décor est impersonnel, composé en nuance de gris et de bleus glacés, c’est peut-être un couloir d’hôpital, mais ce serait tout aussi bien un aéroport ou le siège d’une grande entreprise. Un couple est assis au premier plan sur une banquette située en bas à gauche du cadre, l’épouse, visiblement inquiète, murmure quelques recommandations inintelligibles à son mari. Leur discussion est entrecoupée par les allées et venues de différents personnages à l’arrière-plan dont l’observation attentive fournit au spectateur les premiers indices sur le lieu où se passe l’action : un homme en tablier conduit un chariot de service où sont entreposés assiettes et couverts, une sage femme porte un bébé enveloppé dans un lange tandis qu’une femme vêtue de beige pousse un parent âgé dans un fauteuil roulant. Serions-nous dans un hôpital ? Le style vestimentaire de l’homme qui sort des toilettes au début du plan suivant, chaussé de pantoufles noires, une serviette enroulée autour de la tête, semble confirmer provisoirement cette intuition mais la suite de la séquence révèle toute autre chose…

À supposer qu’il existe un spectateur capable de suivre simultanément chacun des fils de cette trame arborescente, Tati nous offre en effet la possibilité, dans les plans qui suivent, de réévaluer point par point notre analyse en regardant la scène depuis son contrechamp – nous n’étions pas dans un couloir d’hôpital mais dans le hall d’un aéroport international : lorsque la sage femme nous apparaît de face, nous comprenons que ce n’était pas un bébé qu’elle portait dans ses bras mais une pile de serviettes dont on la voit approvisionner le distributeur des toilettes, elle n’est donc pas sage femme mais agente d’entretien, un deuxième visionnage permettra de distinguer le landau gris, peu visible, du couple au premier plan, d’où s’élèvent les geignements du bébé ; de même, la femme en beige ne poussait pas un fauteuil roulant mais un simple porte-bagages sur lequel étaient empilées plusieurs valises recouvertes d’un châle ; l’homme au chariot de service ne transportait pas le repas des malades mais allait approvisionner le bar de l’aéroport, quant à celui qui sortait des lavabos en chaussons, nous l’apercevons plus tard rejoindre une femme vêtue à l’Orientale : son habillement n’avait donc rien d’un négligé de toilette, la serviette qu’il arborait sur le crâne était en réalité un turban.

Pour Jacques Tati, « l’imagination vient au secours de l’observation[11] », le contexte lacunaire (sommes-nous dans un hôpital ou un aéroport ?) provoque une situation éminemment suggestive dans laquelle chaque élément de l’image recèle un gag en puissance ; dans la scène qui nous occupe, le sens de certaines actions est volontairement trouble de sorte que l’hypothèse de l’hôpital puisse se maintenir suffisamment longtemps pour donner à relire les premières minutes du film à la lumière des plans suivants, le gag apparaît dans la comparaison de ces deux lectures possibles de la scène. Nous ne savons pas, par exemple, si l’inquiétude de la femme au premier plan concerne un départ en voyage ou l’hospitalisation imminente de son mari, de même, l’officier qui fait les cent pas dans le couloir s’impatiente-t-il du retard d’un collègue qui compromet son départ en avion ou se fait-il du mauvais sang parce que sa femme s’apprête à donner naissance dans l’une des chambres adjacentes où disparaît celle que nous prenons au début pour une sage femme ? Les vieilles dames affligées, le prêtre et le garçon portant une gerbe de fleurs rouges qui font leur entrée à la suite du monsieur en chaussons sont-ils de simples passants qui se croisent par hasard dans le hall d’un aéroport, ou se trouvent-ils ici réunis à l’occasion d’un décès ?

Avant que ne soit révélée la véritable nature du lieu où se déroule la scène, Tati utilise l’incertitude du spectateur pour accroître son acuité à ces détails et ainsi l’habituer à suivre l’action au sein du plan d’ensemble qui demeurera l’échelle réglementaire pour tout le reste du film. Cette circulation du sens est donc avant tout une circulation du regard que Tati favorise par de multiples procédés de stimulation attentionnelle : le couple du premier plan, se tournant pour regarder les passants et commentant leur défilé à voix basse, aiguise la vigilance du spectateur aux événements de l’arrière-plan ; l’étrangeté de ces silhouettes immobiles tout au fond du cadre participe elle aussi d’une vision intranquille de l’image ; l’usage de touches de couleur vive détonne sur le fond gris uniforme et agit comme une véritable signalétique (la balayette rouge de l’agent d’entretien qui cherche en vain quelque poussière dans cet espace immaculé), enfin, la désynchronisation du son et de l’image ou les effets d’amplification sonore qui font entendre telle action se déroulant au fond du décor aussi puissamment que ce qui se passe au premier plan, force le spectateur à une postsynchronisation mentale (quelle est donc la source du son que j’entends ?) et ainsi à pénétrer plus avant dans l’image.

Si cette mise en scène, par l’effort d’attention qu’elle exige, met en péril la lisibilité des gags et donc le rire lui-même, elle offre en revanche au spectateur « une liberté nouvelle : celle de pouvoir goûter ou manquer l’effet, qui n’est jamais assené[12] ». L’usage simultané des différents procédés de sollicitation attentionnelle, appliqués de façon concomitante à plusieurs personnages répartis dans le plan, éteint le potentiel « autoritaire » de la mise en scène : Tati ne dirige pas le regard du spectateur sur le mode d’une circulation linéaire, il le disperse, en lui offrant divers points de focalisation[13] – ce dernier est libre de choisir la trame qu’il veut suivre, l’action qu’il veut voir, le personnage qu’il veut adopter comme héros temporaire, enfin, ce à quoi il veut rire.

Si le plan d’ensemble, qui rend possible la coïncidence des gags, est véritablement un plan « démocratique », ce n’est peut-être pas à la manière dont l’entend Tati ; certes, grâce à lui, « le droit de faire rire est désormais reconnu à chacun sur l’écran (quelle que soit sa place dans le film et sa fonction sociale)[14] », mais on pourrait néanmoins objecter que cet égalitarisme a quelque chose de factice dans la mesure où il ne se traduit pas par l’entrée, brusque et soudaine, d’une quelconque réalité sociale au sein de l’univers de Tati : le monde de Playtime est entièrement artificiel, les figures qui s’y déplacent sont des archétypes et si elles disent quelque chose de notre réalité c’est par la vertu de la caricature plus que par leur authenticité – loin de faire disparaître son héros, Tati a créé un monde à son image dans lequel chaque situation, chaque geste, chaque recoin de décors appellent l’« hulotisme », la maladresse et le gag ; il le dit lui-même, sans relever le paradoxe, lorsqu’il affirme vouloir « supprimer le vedettariat du personnage comique principal » et offrir « la possibilité pour chacun d’avoir sa demi-heure d’hulotisme[15] », prodigalité qui ne tolère d’altérité que conformée à une identité préconçue.

On pourra juger que Jacques Tati se fait là une idée insuffisamment ambitieuse de la démocratie, mais la sentence serait injuste si on ne disait qu’il est aussi de tous les cinéastes celui qui s’est fait la plus haute opinion de son spectateur, sans quoi il n’eût pas tant demandé de son intelligence et de son attention. La structure de Playtime est « aussi décevante qu’elle est riche, écrit Jean-André Fieschi, (décevante à la mesure même de son incroyable richesse, laquelle ne va pas sans quelque obscure frustration) », il en découle « une exigence tout à fait nouvelle vis-à-vis d’un spectateur que le cinéma, d’ordinaire, essaye plutôt de combler par des moyens plus simples et plus éprouvés[16] », cette exigence est une liberté acquise (le droit de regarder où l’on veut et de rire quand on le souhaite) certes au détriment de la fraternité du rire (tous en chœur – en cela le film est « décevant ») mais incontestablement pour le profit de la diversité et de la « richesse » des expériences possibles face à l’œuvre. En ce sens, le plan d’ensemble ne permet pas tant, comme le souhaitait Tati, une démocratisation du gag (l’héroïsation de l’homme ordinaire), qu’il instruit une démocratisation du rire : ce ne sont pas les personnages mais les spectateurs qui sont ici concernés et l’agora démocratique de Jacques Tati ne se tient pas dans le hall de l’aéroport mais bien dans la salle de cinéma.


[1] Jacques Tati, André Bazin, François Truffaut, « Entretien avec Jacques Tati », Cahiers du cinéma, n°83, mai 1958, p. 2.

[2] Bathélémy Amengual, « L’étrange comique de Monsieur Tati », Cahiers du cinéma, n° 32, février 1954, p. 33.

[3] Marc Dondey, Tati, Éditions Ramsay, Paris, 1989, p. 9.

[4] Jacques Tati, André Bazin et François Truffaut, loc. cit.

[5] Ibid., p. 5.

[6] Barthélémy Amengual, loc. cit.

[7] Michel Chion, Jacques Tati, Éditions des Cahiers du cinéma, Collection « Auteurs », Paris, 1987, p. 21.

[8] Emmanuel Dreux, « Burlesque : quoi de neuf ? À propos de Playtime de Jacques Tati (1967) et de The Party de Blake Edwards (1968) », L’Art du cinéma, n° 12, octobre 1996, p. 11.

[9] Michel Chion, op. cit., p. 18.

[10] François Ede, Stéphane Goudet, Playtime, Éditions des Cahiers du cinéma, Paris, 2002, p. 143.

[11] Jacques Tati, Jean-André Fieschi, Jean Narboni, Cahiers du cinéma, n°199, mars 1968, p. 15.

[12] François Ede, Stéphane Goudet, op. cit., p. 145.

[13] À ce sujet voir Jean-Marie Schaeffer, L’Expérience esthétique, Éditions Gallimard, Collection « NRF Essais », Paris, 2015, pp. 68-69.

[14] François Ede, Stéphane Goudet, op. cit.

[15] Jacques Tati, Serge Daney, Jean-Jacques Henry, Serge Le Péron, « Entretiens avec Jacques Tati », Cahiers du cinéma, n°303, septembre 1979, pp. 17-18.

[16] Jean-André Fieschi, « Le carrefour Tati », Cahiers du cinéma, n°199, mars 1968, p. 25.

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Savoirs artisanaux et co-création

Natalia Baudoin

L’artisanat dans le Sud global est très souvent hérité de cultures anciennes, et indissociable de la cosmologie des peuples qui le pratiquent. L’analyse étymologique du mot cosmologie s’avère révélatrice de ce lien profond entre pratiques artisanales et cosmologie.

En effet, la cosmologie décrit les lois générales qui gouvernent l’univers, c’est-à-dire une « théorie générale de la matière dans l’espace-temps1 ». Elle va de pair avec la cosmogonie, du grec cosmo- « monde » et gon- « engendrer », un récit mythologique qui explique la formation de l’univers. La racine commune à ces deux mots cosmo- dérive du mot cosmos qui selon la définition d’Alain Ray exprime « originellement une idée d’ordre, de mise en ordre, diversement réalisée dans les sens d'« ornement », « forme, organisation d’une chose ».2 ».

Ce détour étymologique nous permet d’affirmer que les mots cosmos et ornement sont étroitement associés. De ce constat nous pouvons déduire que c’est probablement à travers l’artisanat, une pratique matérielle qui fixe et transmet des codes ornementaux, que l’organisation du savoir et des lois de l’univers au sein de diverses cultures s’est articulée. La relation entre les pratiques artisanales et la cosmologie est donc très ancienne. En effet, dans certaines cultures millénaires, la transmission de savoirs passe par des formes d’artisanat. Cette notion de mise en ordre se retrouve clairement dans l’art textile en Bolivie. Selon le missionnaire jésuite Bernabé Cobo :

Viracocha est le créateur et celui qui met en ordre, qui dans l’une de ses quatre manifestations est lié à l’art du vêtement et du textile, qui ont à voir avec la mise en ordre de l’humanité puisque les différents peuples diffèrent précisément par le vêtement, cela distingue chaque groupe ethnique et le relie à sa propre huaca3 montrant les symboles de sa lignée et de son origine. Cobo explique que Viracocha a mis en ordre le monde andin en submergeant les hommes dans la terre, depuis Tiahuanaco, le centre de toutes les origines, pour les envoyer refaire surface à différents endroits sous forme de huacas. Chaque ville porte les vêtements de sa propre huaca. C’est une conception qui tente de réconcilier un dieu supérieur avec les sanctuaires multiples et dispersés4.

Figure 1: Enfants chipayas montrant les quipus de leur usage.
Figure 2: Guide de lecture selon Sansevero.
Figure 3: Textile de Llallagua, Bolivie.

D’autre part, dans le monde andin, l’art textile est également une forme d’écriture. En témoignent les quipus, un système de comptabilité textile basé sur des nœuds datant de l’empire Inca, qui est encore utilisé aujourd’hui. Certains chercheurs affirment qu’il s’agit même d’une forme de langage écrit (Figures 1 et 2).

Figure 1: Enfants chipayas montrant les quipus de leur usage.
Figure 2: Guide de lecture selon Sansevero.

Ainsi, de par son lien à la cosmologie, la production artisanale est conçue de manière holistique et est profondément liée à son contexte. Le geste technique reflète donc le rapport à la nature, le patrimoine culturel, les interactions économiques: en somme, la vision du monde de ceux qui le pratiquent. Selon DeNicola et Wilkinson-Weber, « l’artisanat, comme l’histoire, est un outil que les gens utilisent pour négocier leurs fonctions et leur place dans l’environnement physique et social5 ».

Dans certains tissus des Andes, il est possible de lire les caractéristiques physiques de l’environnement et même le statut social de la personne qui l’a tissé. Dans Arte Textil y Mundo Andino, les auteures illustrent ce phénomène à travers l’exemple de la zone minière de Llallagua en Bolivie (Figure 3):

Figure 3: Textile de Llallagua, Bolivie.

C’est un paysage mobile qui répond aux nouveaux schémas sociaux et économiques où les moyens de transport sont représentés, des lamas aux hélicoptères , passant par des motos, des voitures, des trains, des camions. Ceux-ci alternent avec des monstres mythologiques, des étoiles incas, des branches d’olivier, des fleurs baroques, des danseurs, des groupes familiaux, etc. Insérés dans leurs respectifs tocapus6, ils forment des enchaînements de figures d’une grande variété et inventivité, montrant que le textile n’est pas un art stagnant et archaïque, mais quelque chose de vivant qui répond à la société bolivienne actuelle7.

Cet exemple témoigne de la relation étroite entre l’artisanat et son contexte. Il n’est pas seulement défini par les personnes qui la pratiquent mais aussi par leur situation géographique, par leurs croyances religieuses, par d’autres activités économiques régionales ainsi que par leur environnement social. Son évolution est directement liée à l’évolution des artisans en tant qu’individus ou en tant que groupe social.

Le cas de Llallagua nous montre de manière très palpable que les pratiques artisanales traditionnelles ne sont pas statiques mais plutôt fluctuantes et perméables. C’est pourquoi elles s’adaptent aux changements et à l’évolution de leur contexte, permettant leur continuité dans le temps. Elles doivent s’adapter pour se transmettre.

On entend par traditionnel ce qui est « basé sur la tradition» , cela qualifie un objet d’usage ancien, une pratique ou un événement qui se produit régulièrement, c’est-à-dire une action qui se réalise et se transmet dans le temps. Par conséquent, l’artisanat traditionnel est une pratique manuelle qui est réalisée et transmise au fil du temps8.

Ce caractère dynamique de l’artisanat traditionnel permettra la création de ce que Raúl Cabra appelle des intersections génératives9. Ces intersections sont des moments de l’histoire d’une société dans laquelle les conditions optimales existent pour que des changements se produisent dans les façons traditionnelles de faire. Cabra illustre le concept en expliquant comment le contexte socio-économique mexicain peu après la conquête a permis à l’artisanat et aux traditions de ce pays d’être profondément influencés par les traditions asiatiques.

Chaque année, à partir de 1565, le navire connu sous le nom de “La Nao de Chine” ou le galion de Manille arrivait d’Asie au port d’Acapulco chargé de 1,100 tonnes de produits asiatiques très riches et sophistiqués. Avant d’être transportés par voie terrestre jusqu’à la côte atlantique, et de là à Cadiz ou à Séville, des objets et textiles de luxe étaient exposés lors d’une foire de deux mois, tenue à Acapulco. Lors de cette foire, artisans et fabricants de tout le Mexique ont rencontré pour la première fois une multitude d’objets de tradition et de fabrication asiatiques exceptionnelles, et dans certains cas ils ont même pu rencontrer les artisans qui les ont fabriqués. Selon Cabra, ce contact s’est avéré très génératif, car il a influencé la culture matérielle mexicaine, y compris l’artisanat, la nourriture et les vêtements.

La technique de la laque japonaise a été ingénieusement adoptée et appliquée à l’ornementation de calebasses, les transformant de pots utilitaires en objets de luxe. De même, le “rebozo”, le chale mexicain par excellence portée par de nombreuses femmes autochtones aujourd’hui, serait un hybride du Manton de Manile espagnol, du sari indien et du tissu solaire porté par les femmes mexicaines au moment de l’arrivée de Cortés à la capitale aztèque de Tenochtitlan. De cette manière, les traditions ont changé par un point d’intersection, laissant la place à des objets hybrides ou nouveaux qui incarnaient un nouveau moment dans le temps10.

Si, d’une part, les lignes commerciales de la colonie espagnole ont influencé les pratiques traditionnelles mexicaines; les modèles de développement industriel et la mondialisation ont d’autre part créé une rupture avec les pratiques artisanales ancestrales en Amérique Latine. Adelia Borges soutient qu’entre les années 60’s et 80’s, la dévaluation des savoirs artisanaux en Amérique Latine face à l’industrie mondiale croissante était telle qu’une vision s’est développée dans laquelle les traditions manuelles étaient synonymes d’un passé arriéré, de sous-développement et la pauvreté qu’il fallait laisser tomber pour un avenir prometteur, réalisable grâce à la production industrielle avec des machines avec la promesse d’entrer dans le hall des pays développés11.

La concurrence avec les produits industriels importés de Chine a non seulement introduit, dans certains cas, des changements formels dans les pratiques artisanales12, mais elle a également généré une distorsion dans l’appréciation de la valeur des objets et du travail manuel.

Entre 2011 et 2012, j’ai travaillé avec la communauté des vanniers de la ville de Copacabana dans la province de Córdoba en Argentine13. Don Julio Quinteros, un artisan de 84 ans, était le seul de toute la communauté capable de fabriquer des objets avec le point le plus fin et le plus difficile à faire. Lorsqu’on a demandé à Don Julio pourquoi les autres jeunes artisans ne tissaient pas comme lui, il expliquait qu’aucun d’entre eux ne voulait apprendre à le faire parce que ce n’était pas rentable. Un panier de point gros et de grande taille se vend plus facilement et plus cher qu’un panier ou un objet fait avec un point plus fin et plus petit. Cependant, le panier de point plus fin prend beaucoup plus de temps de réalisation. Don Julio a expliqué que les acheteurs ne comprenaient pas qu’il était plus difficile de fabriquer le petit panier, et qu’ils préféraient acheter un panier plus grand à un prix inférieur. La plupart des clients venant de la ville ne distinguaient pas la différence de qualité du tressage (le tressage fin est aussi plus résistant car plus compact) et avec l’argument de la taille ils avaient tendance à dévaloriser le travail des artisans. En raison de l’âge avancé de Don Julio et de son état de santé délicat, son savoir-faire mourra probablement avec lui car aucun des jeunes artisans ne voulait apprendre de lui à fabriquer des tressages plus complexes14.

A cela s’ajoutent des pratiques d’appropriation culturelle qui copient et commercialisent des produits issus du savoir-faire ancestral des communautés. Au cours des dix dernières années, les pratiques d’appropriation culturelle sont devenues monnaie courante, notamment dans l’industrie de la mode. L’ONG mexicaine Impacto15 a enregistré au moins deux douzaines de cas de plagiat rien qu’au Mexique depuis 200916, dénonçant, entre autres, de grandes marques comme Zara, Carolina Herrera, Hermès ou Louis Vuitton. Ces marques couvrent des secteurs du marché mondial auxquels les artisans ne peuvent aspirer, générant des millions de dollars de royalties, sans reconnaissance de l’origine culturelle des produits et sans que les organisations d’artisans producteurs participent au modèle économique.

Il est évident que dans ces conditions, il est très difficile pour les artisans de faire vivre leurs familles. Pour cette raison et à cause des difficultés qu’ils rencontrent pour atteindre les bons segments de marché pour leurs produits, les artisans sont associés aux couches pauvres de la population. Par conséquent, les savoirs artisanaux traditionnels sont encore aujourd’hui souvent considérés comme des pratiques marginales, inappropriées et décontextualisées du monde à la fois socialement et économiquement.

Malgré ce contexte, les artisans ont un besoin urgent d’ajouter de la valeur à leurs produits tout en respectant leur culture, leurs valeurs et leur cosmologie. Cependant, dans un système industrialisé, basé sur une approche hyper-économique, comment ces pratiques peuvent-elles trouver leur place? L’alliance avec le design a apporté quelques réponses à cette question. Une approche classique du design peut contribuer à la valorisation de la production artisanale en concevant des objets qui utilisent ces techniques manuelles. Cependant, cela ne suffit pas pour répondre aujourd’hui aux besoins de développement socio-économique des producteurs.

Certaines pratiques de design se concentrent sur les aspects sociaux inhérents au processus de conception. Elles se positionnent, dans certains cas, dans le cadre de l’innovation sociale, que Manzini définit comme un ensemble d’idées qui répondent à des besoins sociaux qui créent en même temps de nouvelles relations ou formes de collaboration. Ainsi, ce que l’on définirait comme design pour l’innovation sociale devrait remettre en question le positionnement des professionnels techniques par rapport aux groupes d’artisans. «Le design pour l’innovation sociale est tout ce que le design expert fait pour activer, maintenir et guider les processus de changement social qui mènent à la durabilité […] il s’agit de contributions à un débat social sur ce qu’il faut faire et comment le faire17. »

Dans le cadre des projets de développement, c’est une question de la plus haute importance qui déterminera la nature des relations entre designers et artisans. Par exemple, une approche classique du design mettra l’artisan dans le rôle d’un simple exécuteur du projet du designer, créant une relation designer-producteur. Ce modèle de production, ajouté à la position sociale (marginale) des artisans a établi une relation hiérarchique entre les designers et les artisans, dans laquelle la connaissance des designers a plus de valeur que celle des artisans. Au contraire, un travail de co-creation dans des conditions égalitaires requiert le consensus des deux parties. C’est ce qui permettra aux artisans de s’approprier et de poursuivre le travail entamé lors des échanges. Dans ce modèle de production, l’artisan peut s’impliquer davantage dans la conception d’un projet, dont l’objectif est d’établir une relation symétrique entre le designer et l’artisan et de créer des connaissances à partir de l’échange réalisé.

Janete Costa, designer brésilienne spécialisée dans le travail avec les artisans, explique les défis du processus de co-création de la manière suivante:

On ne peut pas avoir un projet fini avant de connaître les artisans. Il faut créer un consensus entre votre opinion et la leur. Et ils doivent comprendre la raison de l’intervention pour pouvoir continuer le travail plus tard. […] : «Lorsque les designers abordent l’artisanat et les artisans, ils doivent se mettre à leur niveau car (les designers) n’ont pas la capacité de faire quoi que ce soit. J’admire quelqu’un qui fait des paniers ou de la broderie et même je peux concevoir quelque chose, mais je ne peux rien faire (manuellement). Cela prendrait des années de formation. Le design est au même niveau, les deux nécessitent de nombreuses années de formation18.

Ce que montre le témoignage de Janete Costa, c’est que le travail de co-création permet de rompre avec la hiérarchie designer-artisan, questionnant ainsi les modèles de production classiques. Costa met en avant la valeur du savoir-faire de l’artisan, le considérant comme un expert au même titre que le designer, générant une relation symétrique. Selon Cabra, cette répartition égalitaire du pouvoir nous permet d’aller au-delà de l’appropriation de la technique artisanale et établit une véritable collaboration entre artisans et designers.

C’est par consensus que la co-création s’inscrit dans le concept d’hybride comme espace de force créatrice dans lequel les différences et les oppositions se négocient, au-delà d’être résolues, en faisant quelque chose de nouveau. «J’entends par hybridation des processus socioculturels dans lesquels des structures ou des pratiques discrètes, qui existaient de façon séparée, se combinent pour engendrer de nouvelles structures, de nouveaux objets et de nouvelles pratiques19. »

Selon Nestor García Canclini, l’hybride naît de la créativité individuelle et collective non seulement dans les arts, mais aussi dans la vie quotidienne et le développement technologique. Cela implique une dynamique d’inclusion et de rejet, une lutte active entre entités, qui aboutit à l’émergence d’une nouvelle structure. Le modèle de co-création crée de nouvelles structures de collaboration plus équitables.

Travailler avec des artisans soulève également des problèmes liés à la propriété intellectuelle. Le travail réalisé dans un processus de co-création se situe comme une pratique qui, en reconnaissant le savoir-faire de l’artisan, le protège de l’appropriation culturelle. Aujourd’hui, de nombreux designers qui refusent de participer à ces logiques prédatrices ont commencé à remettre en question et à réformer leur propre pratique, passant d’une logique d’imposition (la signature imposée) à une logique de collaboration. Le processus de co-création implique la reconnaissance de droits d’auteur collectifs, et éloigne donc le designer de sa position centrale. Tout comme l’artisanat, le design a évolué en réponse à son nouveau contexte.

Face à la multiplicité des cas d’appropriation culturelle, des mouvements se sont créés pour renforcer les communautés d’artisans producteurs. Par exemple, l’Initiative sur les Droits de Propriété Intellectuelle Culturelle est une organisation qui promeut la reconnaissance des droits de propriété intellectuelle culturelle pour les artisans qui sont les gardiens et les transmetteurs de vêtements traditionnels, de dessins traditionnels et de techniques de fabrication traditionnelles20.

L’organisation vise à agir comme médiateur entre les intérêts des entreprises de mode et ceux des artisans et des communautés créatives traditionnels. Ainsi, il propose un modèle d’entreprise de distribution des bénéfices pour favoriser des collaborations socialement et culturellement durables entre artisans et créateurs contemporains de la mode, basé sur une répartition équitable des droits de propriété intellectuelle et des droits de propriété intellectuelle culturelle. Pour cela, il propose deux outils, la règle des 3C et la création de marques commerciales culturelles21. La première établit trois règles pour travailler avec les artisans: le consentement (libre, préalable et informé, de la communauté artisanale, autochtone ou locale), le crédit (reconnaissance de la communauté d’origine et d’inspiration) et la compensation (monétaire ou non monétaire). Le seconde est un mécanisme qui certifie une commercialisation autorisée et / ou la source des produits culturels, des expressions culturelles traditionnelles et des expressions du folklore d’une communauté, d’une tribu ou d’un groupe.

Ces modèles de collaboration reposent sur une volonté de reconnaître d’autres formes de pensée que celles imposées par le système capitaliste qui, suivant l’idéal moderniste d’un monde universel, tend à effacer les identités et les cultures locales. En ce sens, le design peut être un instrument d’intégration sociale et économique, établissant des méthodologies de création basées sur une relation symétrique et une éthique de travail qui respecte les compétences des producteurs. Selon García Canclini :

La première condition pour distinguer les occasions et les limites de l’hybridation est de ne pas transformer l’art et la culture en ressources pour le réalisme magique de la compréhension universelle. Il s’agit plutôt de les placer dans le champ instable, conflictuel, de la traduction et de la “trahison”. Les recherches artistiques sont clés dans cette tâche si elles parviennent à être à la fois langage et vertige22.

C’est ainsi qu’il faut comprendre la collaboration entre le design et l’artisanat: complexe et pleine de frictions. L’accepter avec ses nuances est ce qui peut transformer le modèle de co-création en opportunité.


1 Alain Rey, Dictionnaire Historique de la Langue Française, ed. Le Robert, Paris, 2016.

2 Idem.

3 Les Huacas sont des deités particulières adorées par un ayllu, comunauté ou peuple. Elles désignent les astres desquels les ayllus descendaient.

4 Teresa Gisbert, Silvia Arze, Martha Cajías, Arte Textil y Mundo Andino, éd. Plural, La Paz, 2015, p. 8.

5 Alicia Ory DeNicola, Clare Wilkinson-Weber, Critical Craft, Technology Globalization and capitalism, ed. Bloomsburry, Londres, 2016, p1.

6 Un tocapu o tocapo est un ensembe de carrés avec une décoration géométrique, généralement polychromes, qui sont tissé ou brodés dans des textiles, peint sur des vases et sur des quero (verres cérémoniaux en bois), utilisés pendant la période Inca. (Wikipedia).

7 Teresa Gisbert, Silvia Arze, Martha Cajías, op. cit., p. 11.

8 Natalia Baudoin, “Crafting for Change. Dos experiencias de creación participativa en Francia y Argentina”, Economía Creativa n°13, mai-octobre 2020, p.75.

9 Raul Cabra, “Oax-i-fornia: Generative Intersections and the Design of Craft”, Iridescent, 2012, p 17.

10 Ibid, p18.

11 Adelia Borges, “Craft revitalization as a change agent in Latin America”, Making Futures Journal (vol. 3) : Interfaces between craft knowledge and design: new opportunities for social innovation and sustainable practice, 2013.

12 Selon Adelia Borges, les artisans ont commencé à copier les formes et les «motifs» des objets industriels. “Des scènes de neige ou d’ours polaires moelleux, de baies et d’autres mets uniques de l’hémisphère nord qui sont apparus sur une variété de produits artisanaux. "

13 Copacabana est un village dans lequel tous sont vanniers, utilisant une technique autochtone des Comechingones, mais où aucun des vannier ne se reconnait comme appartenant aux Comechingones.

14 Natalia Baudoin, op. cit., p. 78-79.

15 http://impacto.org.mx/portfolio-items/impacto-comunicacion/

16 Guadalupe Fuentes López, “En 7 años, 23 marcas plagiaron el diseño autóctono de México, y no hay una sola denuncia: activistas”, SinEmbargo, 2019, disponible en ligne : https://www.sinembargo.mx/22-06-2019/3599883 (consulté le 03/12/2020).

17 Ezio Manzini, Cuando todos diseñan. Una introducción al diseño para la innovación social, ed. Experimentha Teoría, Madrid, 2015.

18 Janete Costa interviewée para AU – Arquitetura e Urbanismo magazine http://www.revistau.com.br/arquitetura-urbanismo/163/artigo63519-2.asp citée dans Adelia Borges, Design and Craft. The Brazilian Path, ed. Terceiro Nome, San Pablo, 2011.

19 Néstor García Canclini, Cultures hybrides. Stratégies pour entrer et sortir de la modernité, trad. Francine Bertrand Conzalez, ed. Les Presses de l’Université Laval, Quebec, 2010, p. 19.

20 https://www.culturalintellectualproperty.com/

21 https://www.culturalintellectualproperty.com/mission

22 Néstor García Canclini, op. cit., p. 39.

Héro·ïne·s

Repenser les héros dans les œuvres et pratiques artistiques

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À la rencontre des figurants de Voyage en Italie

Anouk Phéline

Interrogé dans les Cahiers du cinéma sur Voyage en Italie, près de dix ans après sa réalisation en 1953, Roberto Rossellini déclare : « J’ai cherché à montrer les peuples méditerranéens, les Latins, comme ils sont dans la réalité et non pas comme les voient les Anglo-Saxons ou les gens du Nord qui viennent nous voir comme des animaux au zoo1 ». Une affirmation qui nous incite à revoir le film depuis ses marges, narratives et visuelles, à rebours de l’intrigue sentimentale centrée sur un couple de touristes anglais, les Joyce. Ce duo d’étrangers en voyage à Naples est interprété par l’acteur britannique George Sanders - connu pour ses rôles de séducteur chez Douglas Sirk ou Mankiewicz -, et par l’icône hitchcockienne d’origine suédoise Ingrid Bergman, épouse et muse de Rossellini depuis Stromboli (1950). En Italie, ils se découvrent étrangers l’un à l’autre comme à ce pays qu’ils parcourent sans le comprendre. Pourtant, si l’on en croit le cinéaste, les véritables protagonistes du film ne seraient pas les deux stars made in Hollywood mais la cohorte de personnages secondaires et de figurants italiens qui apparaissent en contrepoint. Ces “héros” très discrets viendraient incarner à l’écran « les Latins comme ils sont dans la réalité » - ou plutôt les Latins tels que les voit Rossellini, réalisateur romain épris de Naples depuis sa jeunesse.

L’opposition qu’il dresse entre les très anglais Alexander et Katherine Joyce - ces « gens du Nord » -, et un peuple méditerranéen emblématique de la latinité, gouverne une partition des rôles entre acteurs professionnels et non professionnels. Rossellini reprend ainsi dans Voyage en Italie une méthode éprouvée de son cinéma néo-réaliste pour matérialiser différents régimes de représentation au sein même de la fiction. Il fait jouer leur propre rôle aussi bien aux nobles napolitains invitant les Joyce à dîner qu’aux ouvriers des fouilles archéologiques de Pompéi ou aux guides qui font visiter à Bergman les principaux sites naturels et culturels de la région. Par petites touches, le film brosse un panorama complexe de la population napolitaine, avec ses hiérarchies sociales et symboliques, loin des types exotiques traditionnellement associés au sud de l’Italie par les récits de voyage2.

Figure 1 : La soirée chez le duc de Lipoli (en réalité, chez le duc Lucio Caracciolo d’Aquara).
Figure 2 : La visite au musée archéologique national de Naples.
Figure 3 : Les ouvriers pratiquant des fouilles à Pompéi.

Outre ces personnages qui prennent une part active au récit et disent quelques répliques, plusieurs traversées de Naples en voiture permettent à Rossellini de capter sur le vif les regards caméra des passants dans les rues de la ville. J’ai retravaillé ces fragments documentaires dans un essai audiovisuel intitulé Regard contre regard (2020) afin de mettre en évidence la confrontation avec l’altérité consubstantielle à un tel dispositif de tournage. Par le montage, Rossellini orchestre un subtil renversement de perspective : à leur tour, les Latins fixent ceux qui « viennent [les] voir comme des animaux au zoo ». Voilà donc qu’ils leur résistent et leur font face dans l’image. Ce sont eux qui soudain nous regardent.

Dans la dernière scène du film, le cinéaste affirme pleinement cette volonté de donner à voir son peuple non seulement à travers quelques figures isolées mais dans sa dimension collective. Tout un village y célèbre en grande pompe une procession à la Vierge, forçant les Joyce à sortir de leur voiture pour se mêler à la foule. Une femme crie alors au miracle et Katherine se voit emportée par les « torrents de peuple2bis » qui affluent vers la Madone. S’agit-il d’un document presque anthropologique sur ce rite religieux et culturel particulièrement important dans la région, ou d’une pure et simple mise en scène pour les besoins du film ? Rossellini produit-il un mythe ou montre-t-il ce qui est ? Se peut-il qu’il fasse les deux à la fois ?

Figure 4 : La scène finale de la procession.
Figure 5 : Ingrid Bergman emportée par la foule.

Le seul témoignage direct sur cette procession dont nous disposions dans la somme des publications sur Voyage en Italie est celui du chef opérateur Enzo Serafin, et de sa femme Marisa, dans un entretien avec Annick Bouleau daté de 1989. Trente-six ans après le tournage, Serafin évoque spontanément la scène finale du film tant il fut frappé par son caractère quasiment documentaire, qu’il juge révélateur de la méthode rossellinienne :

Enzo Serafin Pour la séquence finale, on lui avait dit [à Rossellini] qu’il y avait cette procession ; c’était à Maiori, près d’Amalfi. Dans un certain sens, Voyage en Italie est presque un documentaire. Parce que lui, grâce à ses amitiés, à son habileté de charmeur de serpent, savait toujours là où il allait se passer quelque chose. […]

Marisa Serafin C’est comme le miracle à la fin de la procession.

Enzo Serafin Il y a quelqu’un qui ne marchait pas et qui s’est mis à marcher.

Annick Bouleau Donc ce n’est pas une scène jouée ?

Enzo Serafin Non, ce n’est pas une scène qui fait partie de la mise en scène du film. Mais Rossellini était tellement lié à la magie (rires) qu’il pouvait arriver n’importe quoi ! Tous les gens que vous voyez dans la scène, c’est un vrai public, il n’y a ni comparses ni figurants ! Mais c’est vrai aussi qu’il y a beaucoup de miracles dans cette région-là3

Leurs réponses croisées semblent catégoriques. Non seulement Rossellini aurait filmé une procession bien réelle — et non pas organisée pour l’occasion —, mais il n’aurait jamais interféré avec l’évènement. La “magie” du moment aurait ainsi consisté en l’enregistrement des faits tels qu’ils sont, sans préparation, scénarisation ni figuration. Ce compte-rendu est pourtant contradictoire avec les nombreux travellings et mouvements de grue nécessaires à la réalisation de la scène, qui ont forcément demandé la mise en place d’une lourde infrastructure. L’intrication physique entre les acteurs et le public suppose aussi qu’il y ait eu une coordination d’ensemble pendant le tournage. C’est face à ces incohérences que l’idée d’effectuer une enquête de terrain a commencé à voir le jour : et s’il était encore possible de recueillir les souvenirs de certains participants à la procession ? En regardant la séquence attentivement, j’ai remarqué la présence de nombreux enfants et jeunes gens qui devaient avoir aujourd’hui entre soixante-quinze et quatre-vingt-dix ans. J’ai alors pensé qu’en me rendant sur les lieux, à Maiori, je pourrais exhumer la mémoire collective de ce petit village de la côte amalfitaine et, peut-être, éclaircir le mystère du « miracle » qui s’y est produit.

Figure 6 : Enfants de Maiori participant à la procession finale.
Figure 7 : Jeunes gens de Maiori participant à la procession finale.

Le hasard a voulu que Maiori vienne à moi lors de mon premier séjour de recherche à Rome pour consulter les archives relatives à la genèse de Voyage en Italie.M. Crescenzo Paolo Di Martino, l’archiviste qui supervisait la salle d’étude à l’Archivio dello Stato, s’est avéré avoir une connaissance intime de mon sujet de recherche, liée à ses origines maioresi. Si lui-même n’était pas né au moment du tournage, il m’a confié le récit que sa famille lui en avait transmis oralement :

Crescenzo Di Martino Mes grands-parents, mon oncle et une bonne partie de ma famille ont participé à la scène. À cette époque Rossellini, avait débarqué à Maiori et y avait trouvé son village de cœur. Il disait toujours que c’était un pays de fous, qui était agréable à vivre et à regarder. Quand il a dû organiser la scène de la procession, il a pensé à celle du 15 août parce que c’est la fête patronale de Maiori, célébrée en grande pompe, en l’honneur de la Madonna Assunta. Mais le prévôt de la collégiale de Maiori l’en a empêché parce que cela aurait pu être interprété comme un blasphème. Alors il s’est replié sur la Madonna Addolorata pour la procession. Les gens ont crié “Miracle ! Miracle !” et, d’après le souvenir qu’on en garde à Maiori, quelqu’un a bousculé Ingrid Bergman et l’a presque jetée à terre.

Anouk Phéline Alors la procession a été organisée par Rossellini ?

Crescenzo Di Martino Oui.

Anouk Phéline À Maiori, y a-t-il encore aujourd’hui des personnes âgées qui se souviennent de la scène ?

Crescenzo Di Martino Oui, je peux vous signaler un nom : Agostino Ferraiuolo, qui connaît tout le village. Les vieux maioresi pourront vous dire qui a participé, par exemple l’agent de la circulation Torelli, qui était une véritable institution à Maiori. Il y en a d’autres, on pourrait les reconnaître un par un. Les participants ont reçu un dédommagement, ils étaient très satisfaits. Quand ils voyaient Rossellini, ils lui disaient toujours : quand est-ce que tu fais un autre miracle4 ?

Figure 8 : L’agent de la circulation Gennaro Torelli jouant son propre rôle.
Figure 9 : La statue de la Madonna Addolorata.

Le processus de création décrit par mon interlocuteur différait radicalement de ce que j’avais lu. Pour trancher entre les deux versions, il fallait repérer et recouper des sources supplémentaires. Le dépouillement des revues cinématographique que j’avais entrepris pour documenter la genèse du film m’a conduite à retrouver un précieux entrefilet : « À Maiori, toujours sur la côte amalfitaine, Rossellini a organisé une Procession et a fait redonner la traditionnelle fête de l’Assunta pour son Viaggio in Italia. Mille lires ont été distribuées à tous ceux qui récitaient le Rosaire5 ». La presse de l’époque confirmait donc l’exactitude de la tradition orale maiorese rapportée par Crescenzo Di Martino. Restait à rencontrer sur place certains des “enfants” de Voyage en Italie, comme je les avais surnommés… L’aide de M. Agostino Ferraiuolo, cicérone local et grand connaisseur de l’histoire du village, a été décisive pour cette recherche des témoins directs et indirects du tournage. Plusieurs séjours à Maiori m’ont ainsi permis de réaliser une série d’entretiens filmés avec eux afin de collecter des archives orales, avant qu’il soit trop tard. Je voudrais présenter ici quelques portraits tirés de ce riche matériau audiovisuel et donner la parole à l’un des maioresi interviewés, M. Mario Della Mura :

« Pour Viaggio in Italia, j’ai eu la chance d’être chargé de trouver des figurants mais aussi de figurer moi-même dans le film. […] Le principal acteur était Don Pasquale Citarella qui jouait un miraculé se remettant à marcher. […] Ce n’était pas véridique mais c’était si bien fait que le public a adhéré. Ce n’était plus une fiction, il y a eu une complète association des gens de Maiori qui se sentaient heureux d’observer cet évènement miraculeux6 ».

Selon lui, la fiction créée par le cinéaste aurait produit un tel effet de réel que les figurants, oubliant leur rôle, seraient devenus un “vrai public”, comme le disait le chef opérateur Enzo Serafin. Ainsi, en s’efforçant de montrer « les Latins comme ils sont », Rossellini aurait finalement offert à toute une communauté la possibilité de s’auto-représenter, telle qu’elle se voit et s’imagine.

Figure 10 : Mario Della Mura, le 18 septembre 2020 à Maiori. Né en avril 1932, il avait vingt ans quand il a participé au tournage de Voyage en Italie.
Figure 11 : Mario Della Mura, au centre, dans la dernière scène du film.
Figure 12 : Salvatore Abbate, le 16 septembre 2020, à Maiori. Il avait douze ans quand il a participé au tournage de Voyage en Italie.
Figure 13 : Salvatore Abbate dans la scène finale de Voyage en Italie, appuyé contre le mur derrière son étal de citronnade, en haut à droite de l’image.
Figure 14 : Italo Tramontano, le 18 septembre 2020, à Maiori. Il avait douze ans quand il a assisté à la dernière scène de Voyage en Italie.
Figure 15 : Bonaventura Di Martino, le 18 septembre 2020, à Maiori. Il avait huit ans quand il a assisté à la dernière scène de Voyage en Italie.
Figure 16 : Gioacchino Di Martino, le 11 mai 2019, à Maiori. Il avait neuf ans quand il a participé à la procession de Voyage en Italie comme figurant, avec sa classe de l’école des sœurs dominicaines.
Figure 17 : Photo de classe de Gioacchino Di Martino à l’école des sœurs dominicaines. Le jeune Gioacchino est le deuxième en partant de la gauche, au deuxième rang.
Figure 18 : Mario Civale, le 19 septembre 2020, à Maiori. Il avait quinze ans quand il a participé à la procession de Voyage en Italie avec l’association de jeunesse Azione Cattolica.
Figure 19 : Mario Civale, Andrea Scannapieco et Gioacchino Di Martino, le 19 septembre 2020, à Maiori. Andrea Scannapieco a aussi participé à la procession de Voyage en Italie avec l’Azione Cattolica.
Figure 20 : Le prêtre Don Nicola Mammato, le 17 septembre 2020, à Maiori, sur la Piazza Raffaele D’Amato. Il se rappelle son père, Baldassare Mammato, figurant dans Voyage en Italie.
Figure 21 : Antonio Mammato, le 18 septembre 2020, à Maiori, sur le Corso Reginna. Il se rappelle son père, Baldassare Mammato, figurant dans Voyage en Italie.
Figure 22 : Geraldo Buonocore et Ida Del Pizzo, le 20 septembre 2020, à Maiori. Ils avaient dix-sept ans quand ils ont assisté au tournage de Voyage en Italie.
Figure 23 : Agostino Ferraiuolo, le 17 septembre 2020, à Maiori. Spécialiste de l’histoire locale, il recueille la mémoire des maioresi depuis des décennies et m’a servi de guide. Qu’il en soit remercié !

1 « Entretien avec Roberto Rossellini », propos recueillis par Jean Douchet, Jean Domarchi et Fereydoun Hoveyda, Cahiers du cinéma, n° 133, juillet 1962, cité dans Roberto Rossellini, sous la direction d’Alain Bergala et Jean Narboni, Ed. Cahiers du Cinéma, 1990, p. 25.

2 Pour une analyse détaillée de ces stéréotypes, voir la notion de « southernism » dans Giorgio Bertellini, Italy in Early American Cinema: Race, Landscape, and the Picturesque, Indiana University Press, Bloomington, 2010.

2bis L’expression est employée par le plus emblématique des voyageurs français en Italie, l’écrivain Marie-Henri Beyle, pour qualifier le public du Teatro San Carlo à Naples, dans Stendhal, Rome, Naples et Florence [1826], édité par Pierre Brunel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, p. 318.

3 « Enzo Serafin », entretien recueilli et traduit par Annick Bouleau, dans Alain Bergala, Voyage en Italie de Roberto Rossellini, Alain Bergala, Crisnée : Editions Yellow Now, collection « Long métrage », 1990, p. 131.

4 Entretien avec Crescenzo Paolo di Martino à Rome, le 29 janvier 2019. Enregistrement sonore traduit par l’auteure.

5 Antonio Piumelli, « Cinecittà e dintorni », Film d’oggi, n° 15, 15 avril 1953, p. 16. Cet article recoupe celui de Mario Torre dans L’espresso del Sud, datant du début avril 1953, republié en facsimilé par Michele Schiavino dans Costa Diva. Le vie del cinema, édition extraordinaire, Comunità Montana amalfitana, 2000.

6 Entretien avec Mario Della Mura à Maiori, le 15 septembre 2020. Enregistrement audiovisuel réalisé par l’auteure.

Héro·ïne·s

Repenser les héros dans les œuvres et pratiques artistiques

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Immersant·e et créateur·rice en présences

Rémi Sagot-Duvauroux

L’oscillation entre présence et absence lorsque nous lisons un livre ou lorsque nos pensées divaguent est un phénomène nous permettant d’établir une frontière poreuse entre le monde physique et celui de la fiction. L’immersion sensorimotrice en réalité virtuelle et les réponses comportementales qui en découlent redéfinissent profondément notre rapport à une diégèse et à notre identité en son sein. Cette nouvelle phénoménologie bouscule le contrat entre récepteur·rice et créateur·rice. Le dispositif The Buster Experience (Figures 1 et 2) tente d’interroger ce contrat en proposant une construction bilatérale de la forme narrative et de l’identité du personnage. De manière empirique, cette expérience recherche les codes d’un nouveau design d’expérience révélant de nouvelles possibilités de percevoir un espace narratif transcendant le temps et l’espace de représentation.

Figure 1. Rémi Sagot-Duvauroux, The Buster Experience, Spatial Media / EnsadLab, 2020.

Faire partie d’une histoire écrite par quelqu’un d’autre. Oublier son environnement physique et déplacer sa conscience dans l’environnement d’une histoire qui nous est contée. Avoir l’illusion d’appartenir à une diégèse, c’est-à-dire au monde de l’histoire que l’œuvre nous donne à lire. Faire tellement corps avec un espace de représentation qu’on oublie son appartenance à une réalité habituelle. Des livres dont vous êtes le héros aux expériences de réalité virtuelle en passant par les jeux de rôle, les jeux vidéos et le théâtre immersif, les tentatives pour immerger cognitivement et/ou corporellement des spectateur·rice·s dans des histoires ont été nombreuses et n’ont eu de cesse de questionner la relation entre créateur·rice·s et récepteur·rice·s.

Qu’il soit spectatoriel, fictionnel, ludique ou fonctionnel, un contrat tacite définit le statut et le rôle de chacun·e dans la lecture d’une œuvre et participe à l’émergence de la forme et de la nature de la médiation. Les dispositifs de réalité virtuelle permettent une activité sensorimotrice et cognitive[1] dans une simulation numérique pouvant être l’espace de représentation d’une diégèse. Même si un environnement virtuel est imaginé, modélisé et codé préalablement par un·e créateur·rice, il ne peut exister qu’à travers son actualisation par un·e « immersant·e » : une personne immergée dans un espace numérique dont le statut dépend du lien qu’il·elle va créer avec l’œuvre tout au long de l’expérience.

Mais alors, en tant qu’immersant·e, quel point de vue acquiert-on ? Percevons-nous, jouons-nous, accomplissons-nous une performance ou bien restons-nous nous même ? En actualisant un monde virtuel fictif, ne cherche-t-on pas naturellement à incarner le personnage principal, le·la héros·ïne de notre expérience ? Mais ne se retrouve-t-on pas inexorablement contraint d’être le·la héros·ïne, demi·e-dieu·éesse archétypal·e fantasmé·e et façonné·e par un·e créateur·rice ? Les spécificités phénoménologiques de la réalité virtuelle nous amènent à repenser, par la pratique, notre distance à une diégèse et à son·sa créateur·rice. Cette réflexion ouvre ainsi de nouvelles perspectives sur la construction d’une identité héroïque tant du point de vue narratif (incarnation d’un personnage) que symbolique (idéalisation de cette incarnation).

Figure 2. L'immersante en interaction avec l'environnement virtuel.

Les dispositifs de réalité virtuelle permettent la médiation d’environnements artificiels dans le temps qui sont perçus dans les mêmes dimensions que celles de notre système perceptif humain. Nous pouvons ainsi être immergés par certains de nos sens dans des espaces numériques avec lesquels nous pouvons interagir corporellement par notre activité motrice[2]. Cette médiation spatiale alliant nos sens extéroceptifs (qui perçoivent l’environnement) et proprioceptifs (qui perçoivent le corps par rapport à l’environnement) implique une reconsidération du point de vue narratif, notamment à cause du phénomène de présence qu’elle peut entraîner.

Le sens de la présence dans un environnement virtuel est décrit comme la sensation subjective « d’être là » lorsqu’on interagit avec un environnement médiatisé[3]. Selon les caractéristiques techniques du dispositif, les possibilités d’interactivité et les attributs de l’immersant·e (physiologie, expérience des mondes virtuels[4]), ce·tte dernier·ère peut accéder à différentes « profondeurs de présence[5] ». Palier par palier, le Soi se délocalise dans l’environnement virtuel à tel point qu’il peut être amené à avoir les mêmes émotions et réactions que dans une expérience réelle[6].

Patrice Bouvier résume la différence entre la réalité virtuelle et les médias tels que la littérature ou le cinéma ainsi : « Si un feu surgit dans l’environnement virtuel, l’utilisateur pourrait alors se mettre à courir ou au moins avoir un mouvement de recul. Par contre, si un livre ou un film décrit un feu, le lecteur ne lâcherait pas le livre de peur de se brûler les mains et le spectateur n’évacuerait pas la salle de projection[7] ». Mel Slater explique que le livre ne peut produire qu’une réponse émotionnelle puis physiologique, alors qu’un dispositif de réalité virtuelle, par le phénomène de présence, est susceptible de provoquer une réponse comportementale[8].

Nous sommes habitués, par les immersions extéroceptives, à nous immerger cognitivement dans des histoires situées dans des ailleurs imaginés et représentés. Les réponses comportementales en réalité virtuelle ne rentrent-elles pas en conflit avec le recul nécessaire pour envisager une œuvre narrative par rapport à sa propre existence ? Quelle place est alors laissée à la perception d’un espace narratif, un espace hors champ se libérant du temps et de l’espace de la simulation ?

Selon Philippe Quéau, la distance entre le sujet et le monde virtuel, entre sa perception et sa compréhension nous permet de considérer le Soi, d’adopter une position et d’avoir une conscience du lieu[9]. Ne pas être trop présent physiquement dans une œuvre serait donc un moyen de rappel au monde et de prise de conscience de la médiation. De plus, comme l’espace virtuel diffère indéniablement de l’espace réel, la présence trop marquée de notre corps réel dans l’environnement virtuel peut mettre en évidence l’artificialité de cet espace. Il devient alors plus compliqué d’accepter cet espace de fiction et d’effectuer l’opération de suspension consentie de l’incrédulité[10] et de mettre de côté notre scepticisme. L’évolution du niveau de présence au gré d’une expérience de réalité virtuelle semble donc être un outil dramaturgique essentiel dans la mise en œuvre d’une expérience narrative.

Cette gradation allant de la présence à l’absence dans l’environnement virtuel établit une distance variable vis-à-vis de la diégèse et pose donc la question de notre identité dans de telles expériences. Si je me sens trop peu présent dans l’environnement virtuel, il semblerait alors plus aisé de me désolidariser de l’espace diégétique pour avoir un point de vue détaché et désincarné. Mais ne perd-on pas ainsi un point d’accroche et d’entrée dans le médium, dont l’essence même est cette immersion proprioceptive qui inclut notre corps dans l’espace de représentation ? Et si j’oublie complètement la médiation au point d’avoir le sentiment d’appartenir à la diégèse, ai-je le recul nécessaire pour avoir conscience d’être un personnage fictif ? Ne retrouve-t-on pas là le « paradoxe sur le comédien » décrit en 1769 par Denis Diderot[11] opposant le jeu théâtral et le degré de distance émotionnelle qu’un comédien établit avec son personnage ? Ce parallèle nous permet de questionner cet état intermédiaire dans lequel l’immersant·e se trouve, entre jeu et incarnation.

Comme une pièce de théâtre, une expérience de réalité virtuelle ne peut pas être étudiée comme une forme finie. C’est uniquement en étant actualisée par l’immersant·e qu’elle peut se réaliser et prendre forme. Chaque expérience est donc unique et chaque histoire vécue est différente. Les espaces et objets virtuels sont néanmoins orientés et hiérarchisés par un·e créateur·rice. Le rôle de l’immersant·e est donc à minima préétabli. Les lois qui régissent le monde virtuel, les contraintes de perception et d’action, le corps qui nous est donné, les espaces-temps qui nous sont proposés nous guident, déterminent différents destins, circonscrivent nos actions sur le monde virtuel et nous invitent ainsi à adopter un comportement réfléchi préalablement par un·e créateur·rice. Ce·tte dernier·ère et l’immersant·e ne peuvent donc pas se passer l’un·e de l’autre. Ils·elles sont interdépendant·e·s, co-construisent une histoire ensemble et devraient ainsi pouvoir partager l’autorité de l’œuvre narrative. C’est dans ce contexte que le projet de création The Buster Experience propose un paradigme de recherche pour étudier ce phénomène de co-création et d’autorité partagée.

Dans le film Sherlock Jr.[12], le personnage interprété par Buster Keaton se précipite à l’intérieur de l’écran de cinéma pour sauver sa bien-aimée. Malheureusement pour lui, au moment où il saute dans l’écran, une coupe de montage le transporte dans un autre lieu. Le personnage est entré dans le film mais pas là où il aimerait être. Il se retrouve piégé par le montage du film. Il s’ensuit une série de coupes entraînant le personnage dans de multiples endroits. Le montage devient alors un obstacle pour le personnage qui subit ces ruptures spatiales contre son gré. Alors que les environnements changent autour de lui de manière imprévue, le corps du personnage, « non coupé » par le montage, figure une continuité entre les plans (Figure 3).

Figure 3. Buster Keaton, Sherlock Jr., 1924, noir et blanc, muet, 35 mm, 44 min.

Un jeu s’installe alors entre le héros et un·e « monteur·se invisible », sorte de « magicien·ne d’Oz » opérant dans l’ombre de la diégèse. Buster Keaton, par son corps et son talent d’acteur, rend les imprévisions spatiales ludiques, cohérentes et fait en sorte qu’elles soient perçues comme une continuité narrative. Le personnage burlesque, surpris de ses propres maladresses influencées par les changements d’espace, développe un regard extérieur sur l’expérience qu’il vit, lui donnant un point de vue sur son propre corps.

Et si, comme Buster Keaton, nous pouvions entrer dans un film et vivre une continuité narrative à travers un espace-temps inconnu et fragmenté ? C’est le pari du dispositif de réalité virtuelle The Buster Experience. Il s’inspire de cette séquence visionnaire de 1924 préfigurant la sensation d’une personne immergée dans une expérience de réalité virtuelle en étant à la fois spectatrice et actrice d’un récit qui la transporte involontairement d’une scène à l’autre. Dans ce dispositif, un·e immersant·e entre dans l’écran (Figure 2) et va faire l’expérience de la fragmentation de l’espace-temps. Les ruptures spatiales sont enclenchées par un·e opérateur·rice extérieur·e qui « monte » l’expérience en temps réel (Figure 4). L’immersant·e parcourt des espaces dans lesquels sa présence est mise à l’épreuve par le·la monteur·se façonnant le film qu’il·elle veut voir.

Figure 4. Le monteur (à droite) transportant arbitrairement l’immersant (à gauche).

Selon la thèse actionniste[13], c’est en agissant intentionnellement sur le monde que nous le réalisons. La thèse de l' « énaction » issue des travaux de Francisco Varela et de ses collaborateurs[14] suggère que le phénomène de présence émergerait en percevant une transformation réussie des intentions en action. En réalité virtuelle, ce phénomène serait donc intimement lié à notre agentivité, c’est-à-dire à notre capacité d’agir et de laisser une empreinte dans l’environnement virtuel. Dans notre dispositif, la rupture de cette agentivité par le montage constituerait donc un moyen de réguler l’appartenance de l’immersant·e à l’univers diégétique.

La construction (ou la déconstruction) d’un personnage est donc certes menée par l’immersant·e (à la fois spectateur·rice, acteur·rice et actant·e) mais se retrouve « coupé·e » dans ses intentions contraintes par le.la « monteur.se » qui mène arbitrairement sa narration en temps réel en fonction de ses envies et des faits et gestes de l’immersant·e (Figure 5).

Figure 5. L'immersant et son point de vue dans l'expérience.

Deux points de vue, deux espaces de représentation entrent alors en conflit. Chacun tente de s’adapter, d’anticiper et de donner du sens à cette narration qui se construit en temps réel. Une boucle empirique apparaît alors, construisant une nouvelle forme narrative où la construction d’un·e héros·ïne se fait dialectiquement. Les deux points de vue (l’un en immersion proprioceptive et l’autre en immersion extéroceptive) participent à établir un imaginaire partagé dans lequel chacun construit son rôle. Le niveau de présence de l’immersant·e dans les environnements virtuels est affecté par les coupes de montage modifiant en temps réel sa conscience de la médiation et du rôle qu’il·elle a à jouer.

Les erreurs, les incompréhensions, les ennuis, les frustrations, les surprises, les émerveillements… Chaque expérience subjective participe à redéfinir la forme du dispositif. Cette expérience fait l’hypothèse que, comme pour le montage cinématographique, c’est en mettant en friction les espaces, en bousculant le principe de continuité, qu’on pourra tomber sur des accidents remarquables et passionnants[15]. C’est en faisant émerger de la discontinuité là où l’on attendrait un prolongement (optique, temporel, spatial, expérientiel…) que pourraient se révéler des collisions signifiantes et des formes originales. Ces discontinuités devraient néanmoins s’organiser autour de structures intelligibles pour l’immersant·e dans l’idée d’une efficience narrative de l’expérience.

Un aspect intéressant de ce dispositif est qu’il peut provoquer ou être révélateur de situations héroïques. En réalité virtuelle, les stimuli sensoriels que nous percevons peuvent tromper notre jugement et nous donner de vraies sensations de vertige, de vulnérabilité, de danger ou d’adversité. Nous sommes donc amenés à être exposés, à nous mettre en jeu. Or une attitude héroïque émerge souvent d’une prise de risque. En immergeant une personne dans des situations où elle se sentirait vulnérable, le·la créateur·rice pourrait ainsi l’inciter à réagir et à être héroïque. Plus on se sentirait présent dans un environnement virtuel, plus notre attitude héroïque serait alors intuitive et naturelle et non un rôle joué et attribué par ce que Jean-Marie Schaeffer nomme la feintise ludique (« pour de faux » permettant l’immersion mimétique dans l’univers fictionnel[16]). La présence serait alors garante de l’authenticité du courage comme de la lâcheté de l’immersant·e au regard l’expérience qu’il traverse.

En fonction de leurs actions et réactions à ce qu’il advient autour d’eux, les immersant·e·s font évoluer en temps réel la représentation de ce qu’ils incarnent. La mise au défi du statut initial de l’immersant·e par le·la créateur·rice serait donc un levier narratif dans l’évolution du point de vue de l’immersant·e sur son identité diégétique. La construction ou déconstruction du·de la héros·ïne devient alors paradigmatique dans l’étude de la distance entre l’immersant·e et le monde de la diégèse.

Le dispositif The Buster Experience permet au·à la monteur·se de moduler le « voyage » de l’immersant·e. Selon ses humeurs, ses caractères, ses obsessions, ses intérêts personnels, sa cruauté, son humour, il·elle influe sur le « destin » de l’immersant·e, parsemant sa route d’obstacles ou d’appuis. Ce qui n’est pas sans rappeler l’ascendance des déesses et dieux grecs jouant de leurs puissances divines pour mettre à l’épreuve les héros·ïnes dans leur voyage, participant ainsi à la création des mythes. Le·la monteur·se de notre dispositif serait alors une sorte de démiurge de l’environnement virtuel.

Au cours de l’expérience, l’immersant·e va passer de l’ignorance à la conscience de cette force cachée qui fragmente arbitrairement son espace-temps et modifie son expérience narrative. Dans une expérience performative, le·la monteur·se commence par se manifester vocalement dans l’espace sonore de l’immersant·e. Petit à petit, un lien se crée et vient même jusqu’à se matérialiser par l’apparition de l’image du démiurge dans certains environnements virtuels (Figure 6). Cette apparition vient créer un portail entre les deux réalités (virtuelle et physique) reliant ainsi les deux imaginaires, modifiant les présences et les statuts des deux participants. Le·la monteur·se se révèle alors comme personnage de la diégèse incluant par la même occasion le monde physique du dispositif dans l’univers fictionnel. L’espace narratif créé se matérialise alors au-delà de la simulation numérique laissant présager une persistance dans le monde réel des identités héroïques révélées par l’expérience.

Figure 6. L'apparition du monteur dans l'environnement virtuel.

[1] Philippe Fuchs, Guillaume Moreau, Malika Auvray et École nationale supérieure des mines de Paris, Le traité de la réalité virtuelle, Presses de l’Ecole des mines, Paris, 2006.

[2] ibid.

[3] Thomas Schubert, Frank Friedmann, Holger Regenbrecht, « Embodied presence in virtual environments », In Ray Paton & Irene Neilson (Eds.), Visual Representations and Interpretations, Springer, Londres, 1999, p. 269-278.

[4] Martijn J. Schuemie, Peter Van der Straaten, Merel Krijn, Charles A.P.G. Van der Mast « Research on Presence in Virtual Reality: A Survey », CyberPsychology & Behavior 4, no 2, avril 2001, p. 183-201.

[5] Mel Slater, Martin Usoh, Anthony Steed, « Depth of presence in virtual environments », Presence: Teleoperators and Virtual Environments, vol. 3, no. 2, 1994, p. 130–144.

[6] Giuseppe Riva, Fabrizia Mantovani, Claret Samantha Capideville, Alessandra Preziosa [et al.], « Affective interactions using virtual reality: the link between presence and emotions » Cyberpsychology & behavior : the impact of the Internet, multimedia and virtual reality on behavior and society, vol. 10, no. 1, 2007, p. 45–56.

[7] Patrice Bouvier, La présence en réalité virtuelle, une approche centrée utilisateur, Thèse de doctorat, Université Paris-Est, sous la dir. de Gilles Bertrand, 2009.

[8] Mel Slater, « A Note on Presence Terminology », Emotion, vol. 3, Londres, 2003, p. 1–5.

[9] Philippe Quéau, Le virtuel: vertus et vertiges, Champ Vallon, Institut national de l’audiovisuel, Paris, 1993.

[10] Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria; or, Biographical sketches of my literary life and opinions, Londres, 1817.

[11] Denis Diderot, Sabine Chaouche, Paradoxe sur le comédien. GF Flammarion, Paris, 2000.

[12] Buster Keaton, Sherlock Jr., 1924, noir et blanc, muet, 35 mm, 44 min.

[13] Alva Noë, Varieties of presence, Mass: Harvard University Press, Cambridge, 2012.

[14] Francisco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch, The embodied mind: Cognitive science and human experience, The MIT Press, Cambridge, 1991.

[15] Vincent Amiel, Esthétique du montage, 4e édition, revue et augmentée, Armand Colin, Malakoff, 2017.

[16] Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Le Seuil, Paris, 1999.

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Le héros aux mille et un visages

Clémence Hallé, Christophe Guérin

Bibliographie

CAMPBELL Joseph, Le héros aux mille et un visages, traduit par Henri Crès, Escalquens, Oxus, 2010.

HARAWAY Donna J., Staying With the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Durham London, Duke University Press, 2016.

LE GUIN Ursula K., “Le fourre-tout de la fiction : une hypothèse (1986)”, in Danser au bords du monde : mots, femmes, territoires, traduction de par Hélène Collon, Éditions de L’éclat, Paris, 2020.

RUSS Joanna, “What can a heroine do? Or why women can’t write”, in To Write Like a Woman: Essays in Feminism and Science Fiction, Indiana University Press, Bloomington, 1995.

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Dans l’ombre, les héros À propos d'Ubac 

Joseph Minster

Les réfugiés qui risquent leur vie pour des raisons politiques sont des héros.

Le sujet des migrations n’est pas derrière nous. Il faut se garder des faux bons sentiments.

J’ai grandi en Haute-Savoie. À plusieurs reprises, au cours de ma scolarité, je me suis rendu avec ma classe sur le plateau des Glières. L’école de la république m’a appris à admirer les hommes qui y sont morts au nom de l’idéal exprimé par leur devise : « Vivre libres ou mourir ». Elle m’a appris à voir en eux des héros – ces arbres, je l’ai compris plus tard, qui cachent la forêt des peurs, des lâchetés, et des compromissions de tous les autres. « Vivre libre ou mourir » : n’est-ce pas ce même idéal qui anime les réfugiés et les migrants ? Qu’ils soient « économiques » ne change rien à l’affaire…

Tous les jours, au cours de l’hiver 2018, on entendait parler dans la presse de leurs tentatives : des hommes, souvent, des femmes aussi parfois, s’efforçaient de passer la frontière franco-italienne au cœur des Alpes, en se lançant à l’assaut de la montagne dans la nuit. De longs reportages photographiques permettaient de voir qu’ils étaient mal équipés pour ce périple, vêtus d’un blouson trop étroit, d’un jean et d’une paire de baskets. Souvent, ils découvraient la neige.

Que faire de ces histoires que je lisais, que j’entendais et que je voyais tous les jours dans les journaux, à la radio ou à la télévision ? Que faire de ces récits tellement récurrents qu’on finit par ne plus les lire, par ne plus les écouter, par ne plus les regarder – ou alors à peine, d’un œil distrait, avant de passer à autre chose ? Ils constituent l’envers de notre vie protégée, la face nord, l’ubac[1], celle qui reste dans l’ombre, et qu’on laisse dans l’ombre puisque le scandale s’y voit moins.

Cette ombre, il est peut-être possible de la dissiper, l’espace d’un instant : pour voir, pour entendre à nouveau. Pour se souvenir de ce que c’est qu’un héros : un homme ou une femme qui rêve de pouvoir vivre sa vie, et qui affronte le risque de la mort pour le faire. Le cinéma sait faire cela : nous obliger à regarder ce que l’on ne veut plus voir, et proposant une autre image que celles auxquelles on a l’habitude d’être confronté. J’ai donc imaginé le film Ubac (2018) en réaction aux images médiatiques, comme une sorte d’épure, comme un poème cinématographique, presque sans parole.

Qu’y a-t-il à voir, donc ? Deux hommes avancent dans la neige. On ne sait rien d’eux, sinon qu’ils cheminent ensemble, et qu’ils se cachent. Ils glissent le long de pentes enneigées, ils évitent les chasseurs et les chiens qui pourraient leur courir après, ils fuient les gendarmes qui les ramèneraient de l’autre côté d’une frontière qu’ils viennent de franchir, ils disparaissent dans la nuit qui tombe et les empêche de voir où poser leurs pieds. Ils se logent au cœur du froid. Dans le silence ouaté de la montagne en hiver, leur seul dialogue est le bruit de leurs pas. Ils avancent, coûte que coûte, échangeant parfois un regard pour se donner du courage, en espérant parvenir au terme de leur voyage : quelque part en France.

Les héros sont invisibles. Est-ce un de leur pouvoir ? Ou une défaillance de ceux qu’ils croisent ? Un panoramique accompagne les deux hommes qui suivent un sentier escarpé dans une pente verglacée, et se hissent sur un chemin enneigé. Une silhouette s’avance depuis le fond du plan, glissant sur des skis de randonnée. Les deux voyageurs ralentissent, un peu désemparés. Mais le skieur indifférent continue son chemin, sans même un regard pour eux. Ils ne font pas partie de son monde – à cet instant précis, du moins. Il ne les voit pas, il ne soupçonne pas que se tiennent face à lui des héros. Parce qu’en fait, l’allure des héros n’a rien d’exceptionnel : ils nous ressemblent, à s’y méprendre. D’ailleurs, les voilà qui reprennent leur route, profitant de l’inattention du skieur, vaguement inquiets, tout de même, puisqu’ils ne peuvent s’empêcher de jeter un coup d’œil en arrière, des fois que le skieur leur ait joué un tour. Mais non, le crissement de ses bâtons et le cliquetis de ses chaussures s’éloignent. Alors les héros se mettent à courir. Parce que tout héros qu’ils sont, ils ont peur.

On se doute que d’autres obstacles se dresseront sur leur route : les ruisseaux gelés qu’il faut traverser, le vent qu’il faut supporter, et le froid, encore le froid, toujours le froid. Pour que les réfugiés soient des héros, il faut bien qu’ils aient des épreuves à surmonter. Mais puisque ce sont des héros, puisqu’on le reconnaît, puisque même le président l’a dit, avant d’être président, alors on est quitte. Regarde les héros morfler.

On devine que ça va mal finir, cette histoire. D’ailleurs, ça finit mal. Le reste est dans les journaux tous les jours.


[1] Dans les Alpes, le terme « ubac » désigne le versant le moins ensoleillé d’une vallée (généralement exposé au Nord), souvent forestier. Le terme est issu de l’ancien provençal ubac, du latin opacus, sombre.

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Naayak Nawazuddin Siddiqui, figure nouvelle du cinéma indien

Léandre Bernard-Brunel

Il s’est glissé furtivement dans la peau d’un pickpocket, d’un nomade Rabari, d’un camé, ou encore d’un terroriste… Des identités de paria, de figurant effrayant ou d’homme du peuple tout simplement. Lui le musulman de Budhana, localité agricole de l’Uttar Pradesh. Lui dont la famille subissait encore hier la morgue ancestrale des castes supérieures de son Nagar natal. Il faut voir sa petite taille, son teint sombre, ses poches sous les yeux et surtout son regard trouble de chiqueur de paan. Il s’est repu de toutes ces silhouettes, les agrégeant patiemment dans le millefeuille de son jeu. Chaque nouveau rôle s’est chargé du précédent. À Bollywood, il est désormais comme Ganesha dévorant l’ensemble du festin somptueux et immodeste offert par le Dieu Kubera. Le voilà donc à son tour sur le point d’avaler récipients, mobiliers et hôte inclus, car c’est la source même de cette lumière aveuglante qu’il s’apprête à ingurgiter, renvoyant les stars pâlottes dans les cordes de leur jeu surexposé.

Il a été un Ganesh sulfureux, prénom d’un patron mafieux et hypnotique dans un Mumbai corrompu par une soif insatiable d’argent et de pouvoir1. Comme il a été Shiva, prénom du gangster qu’un policier hésite à abattre dans le recoin sale d’une rue de cette Maximum City2. Il n’a jamais pu être en revanche le démon Maarich, celui qui meurt des mains de Lord Shiva, vieux rêve d’enfance que la fête Ram Ramli mettait et met encore en scène une fois par an dans son Uttar Pradesh natal. Des membres locaux du parti nationaliste hindou marathi Shriv Sena ont intimé à ce musulman de Budhana de ranger sa coiffe et son costume d’or. Ils ont rompu la coutume régionale qui autorisait quiconque à interpréter aussi bien les démons Maarich et Ravan que les dieux Lam ou Laxman peuplant les récits du Ramayana et du Mahabharata. Ne raconte-t-on pas qu’au milieu du XIXe siècle dans la Cité de Lucknow le dernier prince moghol du royaume d’Oudh, Wajid Ali Shah, se glissait dans les apparats de Lord Krishna pour célébrer en musique et en danse kathak ce Dieu d’une autre religion3 ?

Nawazuddin Siddiqui a été alors cette célébrité nouvelle de retour au pays, celui qui a refusé l’esclandre, prétextant l’incident technique pour préserver la paix dans sa localité. Ne rien envenimer. Sagesse de ceux qui se taisent. Mais, il sera alors, ironie froide et déroutante, celui qui, trois ans après cette censure, se fondra dans les traits du fondateur de ce même parti nationaliste hindou : le caricaturiste de presse Bal Thackereray4. Curieuse intrusion dans un film hagiographique ambigu produit à la demande du propre fils de cet ancien leader du Maharashtra, ce Bal Thackereray allergique à toutes différences, figure politique clivante et déroutante crânant d’avoir eu les honneurs de partager ses toilettes avec un Mickaël Jackson de passage à Mumbai. Trivialité. Démagogie. Identification épidermique. Peut-être aucune de ces postures ne s’emboîtent-elles véritablement… Alors, par un effet de miroir inversé, Nawazuddin Siddiqui, qui sera aussi Saadat Manto5, l’écrivain maudit contraint de s’exiler au Pakistan lors de la Partition, deviendra le temps d’une séquence de Raees6 le prince de la pop dans le Gujarat de la prohibition. Il sera alors dans un sommet de grotesque décousu et indolent, un commissaire de police grimé facétieusement afin de mieux surprendre les convives d’un contrebandier ressuscité par un Shahrukh Khan sans âge.

Des héros comme celui-ci, Nawazuddin Siddiqui ne cesse de s’y heurter. Littéralement, passant d’un côté ou d’un autre de la morale. On le croit effacé, en retrait. Il détient juste un secret sur le temps. Toujours une longueur d’avance. Une omniscience qui traverse les films. C’est le moment de dire ici que l’héroïne ou le héros en Inde, à Bollywood, Kollywood, Mollywood ou bien encore Tollywood, n’est pas l’éphémère incarnation d’un personnage, une enveloppe le temps d’un film, une seconde peau, souvent réversible à l’intérieur d’un même récit. Non, le héros c’est la star. Et Nayak, le titre bengali d’un film de Satyajit Ray dans lequel s’étalent les tourments d’un acteur fendant l’armure et dévoilant ses faiblesses à une inconnue le temps d’un trajet en train, ne raconte que cela7.

Aussi lorsqu’un cordonnier homonyme du célèbre Dev Andand, se présente à vous dans une rue de Baroda en clamant qu’il n’est pas le héros annoncé par son nom, c’est encore la même histoire. Celle-ci se rejoue jusque dans ces espaces, sur ces trottoirs peuplés de projections désabusées où flottent l’aura de ces stars à demi-déifiés.

En deux décennies, Nawazuddin Siddiqui est donc devenu un héros. Bien malgré lui, peut-être pas. Bien malgré eux, sans doute. Il faut voir ce corps tragique et burlesque, tendu entre fausse nonchalance, engourdissement et soudaine célérité. Le voilà bousculé physiquement quand il n’est pas battu, voire abattu. Le voilà subalterne muté socialement quand il n’est pas congédié définitivement de ses emplois. Le voilà placé enfin hors cadre quand il n’est pas évincé du récit. Mais le voilà encore, revenant à la charge, comme le fantôme obsédant de l’éternel figurant bien décidé à faire effraction dans le champ et à y rester pour de bon. Là il pourra exercer son aura magnétique jusqu’à d’aimables comédies mélos. Il faut entendre sur ses deux décennies et sur ses plus de quatre-vingt-dix-sept films et séries, le grain éraillé de cette voix faussement indolente. Cette parole toujours un peu retardée — maîtresse du silence, capable de tomber en un couperet tantôt fatal, tantôt comique. Les deux visages de Siddiqui, formé notamment par la pratique du théâtre ambulant et par un professeur russe, Valentin Teplyakov.

Dans le court-métrage adapté d’une nouvelle de Satyajit Ray (Patol Babu Film Star) mis en scène par Dibakar Banerjee pour le film à sketches Bombay Talkies, le voilà d’ailleurs sans emploi, qui se cogne à l’angle mort d’un tournage de rue croisé au hasard d’une déambulation8. Sa silhouette frêle est aussitôt saisie par l’équipe de cinéma. Il sera le figurant furtif qui doit percuter par distraction un héros pressé et relégué pour la demi-heure dans la sphère de l’invisible. Il faut alors le voir s’électriser, après un temps de fausse absence, puis finalement dévorer l’espace du cadre, le retourner littéralement et méthodiquement à son avantage, et enfin s’en extraire avec un dédain tout mélancolique pour rejouer plus tard cette collusion sur un mode parodique sensiblement chaplinien, grammaire qu’il maîtrise par ailleurs avec malice. Preuve qu’il se repaît de tout.

Ce jour-là, non seulement fut acté son statut de nouveau héros d’un cinéma mainstream en pleine réinvention, mais fut aussi énoncé en creux la mise en cause de canons esthétiques qui devront désormais composer avec un trouble, une ambivalence et un sens du rythme qui étrangement absout Nawazuddin Siddiqui de tout spectacle chorégraphique. S’il est un des rares à pouvoir se passer d’intermèdes musicaux, c’est peut-être parce que son corps, brisé par les humiliations de ses personnages, dessine secrètement une cadence mobilisée par un subtil jeu de contrepoints. Une affaire d’ancrage au sol, de syncope et une manière de se préparer au combat à la façon d’un danseur khatak.

Nawazuddin Siddiqui incarne ainsi cette machine double fabriquant illusions et ruptures pour ne cesser de se heurter au réel. Il faut voir ses tours de bonimenteur et de lanceur de dés qu’il déploie au fond d’un bus. Il faut voir sa gestique virtuose permettant à la caméra de saisir à la volée d’autres visages anonymes qui disparaîtront aussitôt. Le sien flotte, résiste même une fois disparu de l’image. Il est la figure planante d’une altérité assumant aspérité et art de l’impur. Un héros lointain et en proximité avec ses failles vertigineuses. Un héros dont le seul horizon est de faire osciller les images. Un geste de cinéma qui ne cesse de s’annuler et de se réactiver à mesure qu’il migre de film en film.

Léandre BERNARD-BRUNEL, 25 octobre 2020


1 Anurag Kashyap, Vikramaditya Motwane, Sacred Games, Phantom Films, série de 32 épisodes, 2018, adaptée du roman éponyme de Vikram Chandra, 2006.

2 Amit Kumar, Monsoon Shootout, Yaffle Films Sikhya Entertainment, Inde, film 92 minutes, 2013.

3 Rosie Llewellyn-Jones, The Last King of India: Wajid ‘Ali Shah, 1822-1887, Hurst Publishers, Londres, 2014.

4 Abhijit Panse, Thackeray, Viacom18 Motion Pictures, 139 minutes, 2019.

5 Nandita Das, Manto, HP Studois, FilmStoc, Nandita Das Initiatives, film 116 minutes, 2018.

6 Rahul Dholakia, Raees, Red Chillies Entertainment, film 142 minutes, 2017.

7 Satyajit Ray, Nayak, R. D. Banshal & Co, film 117 minutes, 1966.

8 Dibakar Banerjee, Star court métrage in Bombay Talkies, film à sketches indien réalisé par Zoya Akhtar, Dibakar Banerjee, Karan Johar, Anurag Kashyap, Viacom 18 Motion Pictures, 80 minutes, 2013.

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Héros idiots

Maxime Berthou

Ils ne savaient pas que c’était impossible,
alors ils l’ont fait.

Cette citation apocryphe attribuée à Mark Twain a peut-être été imaginée alors qu’il écrivait les aventures de Tom Sawyer ou d’Huckelberry Finn sur les rives du Mississippi. Elle fait écho à deux projets de recherche-création — Hogshead 733 et Southwind — associant performance et cinéma, que j’ai menés entre 2012 et 2020, dont l’un à bord d’un bateau sur ce même fleuve. Ces deux projets dessinent ensemble la figure d’un « héros idiot », un artiste fort de son ignorance, navigant entre la réalisation d’une forme d’exploit nourri par des récits d’aventures et la confrontation avec un réel souvent plus dur et complexe.

Le travail artistique que je propose s’appuie sur des performances impliquant un investissement de ma personne allant parfois jusqu’à la mise en danger. J’utilise invariablement, pour retranscrire ces expériences, les outils du cinéma, comme l’ont fait avant moi Bas Jan Ader, Chris Burden ou plus récemment Guido Van der Werve.

C’est dans ce contexte où l’artiste est à la fois sujet, auteur et réalisateur de leur travail que se situe le premier projet dont il est question aujourd’hui, Hogshead 733 .

Initié en 2012, il a consisté à acheter un vieux voilier bigouden en bois de 1941 avant de décontaminer patiemment sa coque pendant deux ans. Après l’avoir libéré de toute trace de peintures et d’hydrocarbures, Mark Pozlep et moi-même avons pris la mer à son bord depuis Trebeurden en Bretagne jusqu’à l’île d’Islay en Écosse. Un voyage de 45 jours dans une mer capricieuse pour arriver au pied d’une distillerie. Là-bas, le bateau a été immédiatement sorti de l’eau et sa coque découpée afin de construire deux fûts : bâbord et tribord. Les deux tonneaux ont ensuite été remplis de whisky pour qu’ils s’imprègnent de l’eau de mer du voyage, du vent, du sel et de l’aventure.

À partir de ce projet a été réalisé le film, Soutien de famille, essai cinématographique ancré dans la temporalité de Hogshead 733. Sans être simplement une documentation de la performance, il s’agit d’un essai fondé sur la relation entre mon coéquipier et moi même. L’essai se définissant comme une démarche introspective dont le but est de prendre la mesure de sa propre pensée. Les voyages en bateau sont réputés pour exacerber les caractères : des gens qui se connaissent très bien peuvent rapidement perdre leur sang froid lors d’une traversée. Lorsque nous avons commencé notre périple, nous nous connaissions à peine et le voyage a été tellement éprouvant que cela nous a forcés à construire et entretenir un lien très fort, premièrement pour survivre, deuxièmement pour aller au bout du projet.

Le film retrace cette évolution.

Cette séquence clôt la description de la première étape du voyage qui a consisté à traverser la Manche depuis Trébeurden en Bretagne jusqu’à Plymouth en Angleterre. Ponctuée par deux tempêtes, la totalité du matériel de sécurité – réflecteurs radars, radio VHF, moteur, lampes, etc. a été détruite lors de cette navigation. Le bateau et son équipage étant devenus invisibles pour les tankers croisant à cet endroit, nous n’eûmes d’autre choix que de compter l’un sur l’autre pour traverser de nuit sains et saufs la route maritime la plus fréquentée du monde.

Au petit matin, Mark apparaît marqué par la nuit, effrayé et hagard. Se sont les seules images de cette nuit dont nous disposons : aucune image n’a été tournée lors des tempêtes, car le danger imposait de nous concentrer sur notre sécurité. Pourtant, à plusieurs reprises, j’ai essayé de sortir la caméra mais Mark me disait aussitôt d’arrêter car nous risquions notre vie. Il a ensuite perdu connaissance. Après avoir vérifié qu’il était toujours vivant, je l’ai laissé assommé quelques minutes, espérant qu’il reprenne des forces. Lorsque je lui ai crié qu’il était temps d’essayer de remettre la voile, Mark s’est réveillé, ses vêtements trempés par sa propre urine. Il est tout à fait possible de traverser la Manche, même si les conditions dans lesquelles nous nous sommes retrouvés dépassaient largement nos capacités — rendant la modalité de notre voyage impossible. Ce sont les mêmes difficultés que rencontrent les vaisseaux de fortunes utilisés par les migrants sur cette même route – ce qui achève de distinguer notre expérience d’un exploit.

Avec le second projet, Southwind, je m’étais posé comme défi de descendre à l’automne 2019 le Mississippi dans un petit bateau à vapeur. Ce projet nous positionne Mark et moi à nouveau en « héros-idiots » du récit. Voyager sur ce fleuve puissant à bord d’un bateau à la motorisation archaïque, sans aucune expérience du fonctionnement d’une machine à vapeur, trahissant un certain manque de bon sens. Pourtant, cette posture maladroite était volontaire et assumée. Elle est même l’élément fondamental de ma méthodologie de recherche-action. En nous plaçant ainsi, il est en effet devenu possible d’entrer en interaction avec l’environnement social du fleuve, avec les populations attirées par la présence anachronique du bateau – à la fois symbole de la culture populaire et objet de fantasme. Chaque rencontre a été un prétexte pour évoquer l’histoire du fleuve et collecter des données .

Nous avons procédé également à un autre type de collecte : celle des 42 variétés de maïs présente sur les rives du Mississippi pour in fine produire du moonshine, alcool modeste de la Prohibition devenu un alcool populaire emblématique de la culture américaine.

Le projet fut méthodiquement filmé depuis la rénovation du bateau jusqu’à la transformation du maïs en passant par les 65 jours de voyage à 6 km/h sur l’un des plus longs fleuves du monde. À cette matière s’ajouteront d’autres données collectées pour construire un essai cinématographique encore en devenir.

Héro·ïne·s

Repenser les héros dans les œuvres et pratiques artistiques

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Nouveaux héros, le pouvoir des objets

Natalia Baudoin

Lors de la 25e Biennale de design de Ljubljana, le designer Odo Fioravanti a été convoqué pour travailler, avec une personnalité slovène et une équipe de volontaires, sur la thématique des « Nouveaux héros » en relation avec la question de la migration.

Aephaestus, sa proposition, consiste en une collection de 5 objets dont la typologie peut être comparée à celle d’un sceptre ou d’une lance. Chacun de ces objets est associé à une fonction symbolique rappelant les difficultés rencontrées par les migrants lors de leur voyage.

Ainsi, « The Propeller », l’hélice, représente le besoin de traverser l’océan. « The Forecaster », le météorologue, représente le grand risque que courent les migrants face aux intempéries. « The Connector », le connecteur, fait référence à la manière de se servir de la technologie des migrants : téléphones portables, réseaux sociaux, électricité, etc. L’accès aux réseaux à travers le portable constitue un outil essentiel à la survie. « The Carrier », le transporteur, fait référence à ces quelques objets personnels que les migrants prennent dans leur voyage afin de garder des traces de leur identité. L’objet se dessine comme une aide au transport d’un petit ballot. « The Feeder », la source d’alimentation, représente les énormes difficultés rencontrées par les migrants pour s’alimenter lors de leur périple. L’objet se dessine comme un distillateur pouvant transformer de l’eau salée ou contaminée en eau potable.

Cette proposition questionne la figure du héros : qui sont les héros d’aujourd’hui et comment, à travers l’objet, un récit héroïque peut-il être construit ? Cela interroge également l’identité des destinataires de ce récit : s’agit-il des migrants, dont ces objets sont inspirés, ou d’un public plus large ? Quel est l’impact de la mise au monde de tels objets ?

Depuis la nuit des temps, les récits mythologiques ont accompagné toutes les cultures, leur permettant de se pérenniser. Le récit mythologique a été une manière de transmettre l’histoire des peuples tout en véhiculant les us et coutumes, les mœurs et les croyances. Ces récits décrivent souvent les exploits de figures héroïques qui ont marqué l’histoire des peuples. Ces figures héroïques servent souvent à la transmission de valeurs — l’étymologie du mot y fait référence. Selon le dictionnaire de la langue française d’Alain Rey, le mot héros « est un emprunt au latin classique héros “demi-dieu”, “homme de grande valeur”, du grec hêrôs “chef”, désignant les chefs militaires de la guerre de Troie comme Ulysse ou Agamemnon […]. C’est avec le sens de “demi-dieu” que héros est introduit, aujourd’hui en emploi didactique ; héroïne est employé dans un contexte mythologique, au sens de “femme qui s’est distinguée par une grande action” […][1]. »

Après avoir étudié de façon systématique de nombreux mythes issus de diverses civilisations, Joseph Campbell est parvenu à la conclusion que l’on pouvait identifier une structure récurrente et universelle commune à tous ces récits. C’est ce qu’il a appelé le « monomythe ». Selon lui, tous les mythes du monde racontent essentiellement la même histoire, le voyage épique d’un héros ou d’une héroïne. Dans son livre Le Héros aux mille et un visages, Campbell décrit la figure du héros à partir de ce récit de voyage, où le héros est engagé dans une entreprise ou une mission. Il devra quitter sa terre natale pour aller vers un territoire inconnu, inexploré, hostile. Une fois sa mission accomplie, le héros retournera à son lieu d’origine pour rejoindre ses proches, enrichi de ses aventures.

Un héros s’aventure à quitter le monde du quotidien pour un territoire aux prodiges surnaturels : il y rencontre des forces fabuleuses et y remporte une victoire décisive. Le héros revient de cette mystérieuse aventure avec la faculté de conférer des pouvoirs à ses proches. [2]

Pour la réalisation d’Aephaestus, Odo Fioravanti avait comme point de départ la commande des curatrices de la Biennale de design de Ljubljana : « Les cartes que j’avais à jouer étaient les suivantes : le thème « New Heroes » qui impliquait de réfléchir à ce qui était considéré comme de l’héroïsme dans le passé et ce qu’il est aujourd’hui. Pour ce faire, j’ai été associé à Marin Medak, un kayakiste de 27 ans qui a traversé l’Atlantique avec trois autres personnes et aucun soutien au-delà de la force physique du groupe et du canoë lui-même. Les curatrices ont fait le lien entre un kayakiste traversant l’océan pour l’esprit sportif et des migrants entreprenant des traversées dangereuses par nécessité : dans les deux cas, des vies sont en danger, mais pour des raisons évidemment très différentes[3]. »

Le design, comme toutes les pratiques artistiques, raconte un récit, il porte un discours dans les objets qu’il produit à travers les formes et les matériaux choisis. Selon Odo Fioravanti, « […] le design est, à mon avis, un outil de développement d’objets qui peuvent aussi provoquer et encourager la réflexion[4]. » Faire naître un objet pour un designer est aussi une manière de raconter une histoire. L’objet raconte un contexte social, des usages, des conditions de production, un environnement, etc. Pour Odo Fioravanti, la question était délicate. Que peut-on dire sur les situations tragiques qui poussent les migrants dans leur voyage ? Que peut-on dire de ce voyage entrepris dans des conditions extrêmement dangereuses, pour sortir de situations humainement insoutenables, dans l’espoir de retrouver, peut-être, un avenir meilleur ?

L’intuition des curatrices n’était pas anodine. En effet, le récit de la migration pourrait correspondre à la structure du monomythe[5] : le récit d’un voyage épique où les héros sont des personnes poussées à quitter leur monde quotidien pour un monde inconnu et hostile avec pour mission de retrouver le bien-être de leurs familles. Dans le monomythe, le héros revient de son aventure enrichi de ses expériences. Pour les migrants, ce retour n’est pas possible.

Si le mythe sert à la transmission de notre histoire, quelle est l’histoire qui est racontée par les objets d’Odo Fioravanti ? Quelles sont les traces de cette vague migratoire qui seront découvertes pour finir dans des musées ethnographiques ?

Aephaestus propose une narration symbolique de ce périple à travers des objets qui représentent les différents aspects de ce voyage sans pour autant prétendre être fonctionnels et proposer des solutions à ces problèmes. Tous ces objets sont volontairement inutiles. Ils se présentent peut-être comme une forme d’énonciation (ou de dénonciation ?) des difficultés auxquelles sont confrontés les migrants.

Leur forme allongée fait référence à des armes de guerriers mythologiques. Consulté à cet égard, Odo Fioravanti déclare : « […] en fait, nous les appelons des “armes non offensives”, quelque chose comme des uniformes de cérémonie qui ne sont jamais utilisés en temps de guerre mais qui le représentent en temps de paix. En effet, ils sont très proches du concept d’offrande votive[6]. »

En effet, pour lui, « c’était un exercice d’expiation, une prière non religieuse du designer face à une tragédie incommensurable pour laquelle je ne peux même pas imaginer une solution possible — un exercice de réflexion, d’attention, une approche dans la mesure de mes possibilités. J’ai pensé à donner à ce projet le nom du dieu Héphaïstos qui, dans la mythologie grecque, fabriquait des armes pour les dieux et les héros, en les imprégnant d’instruments protecteurs pour les dieux[7]. »

Ces objets ne sont pas destinés aux migrants, mais racontent le récit de migration comme un récit héroïque dont les personnages entreprennent une mission pour sortir des dangers qui les menacent dans leurs pays d’origine. Alors qu’en Europe des discours de haine et des représentations fallacieuses des migrants se multiplient dans les médias, le travail d’Odo Fioravanti se présente comme une lecture alternative de la situation. Ces objets permettent de raconter un récit différent sur la migration, où l’on reconnaît le courage de ces personnes. Pour Odo Fioravanti, c’est une prière à travers laquelle il espère développer une lueur d’empathie et d’admiration pour ces populations. Cependant, ces objets vont au-delà de cette prière en faisant du terme « migrant » un synonyme de « héros », le transformant en un terme à valeur positive.


[1] Alain Rey, Dictionnaire Historique de la Langue Française, Le Robert, Paris, 2016.

[2] Joseph Campbell, Le héros aux mille et un visages, Oxus, Paris, 2010.

[3] Odo Fioravanti en entretien avec Domitila Dardi dans “Symbolic Tools for Fundamental Rights”, Bio 25 Faraway, So Close, Catalogue de la 25ème Biennale de Design de Ljubljana, Slovenie, 2017, p.269. Traduit par nos soins.

[4] Ibid, p.270. Traduit par nos soins.

[5] Selon Campbell, le monomythe décrit un voyage qui comprend 12 étapes. Voir schéma figure 2.

[6] Ibid, p.282. Traduit par nos soins.

[7] Ibid, p.282.

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Repenser les héros dans les œuvres et pratiques artistiques

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Les survivants, mes héros ? Marche nocturne avec mon cousin le long de Judah Street

Jenny Teng

Je me suis intéressé à l’absence de destin de mon « héros »…
Comment est-ce… quand on est déterminé de l’extérieur, quand on se voit assigné un destin ?
J’ai donc essayé d’écrire une histoire négative du développement,
montrant non comment on devient ce qu’on est,
mais comment on devient ce qu’on n’est pas.
Et dans ce projet, la question n’a pas été pour moi
celle d’un destin individuel,
mais celle de l’absence de destin comme condition de masse[1].

Quand il écrit trente ans après la sortie des camps d’Auschwitz et de Buchenwald, Être sans Destin en 1975, Imre Kertesz cherche dans ce roman autobiographique, à restituer non pas un « soi », mais au contraire l’impossibilité du « soi ». C’est donc une définition de l’identité en creux, en hors champ, quand la barbarie et le non sens ont orienté la vie dans un sens qui échappe entièrement aux individus.

Lors de ma récolte de récits de vie auprès de membres de ma famille émigrés en Californie, 40 ans après le génocide des Khmers rouges auquel ils avaient survécu, je découvre des personnes que je ne connaissais pas, personnalités complexes habitées par des forces de vie immenses.

Contrairement à Kertesz, j’étais étonnée de me confronter lors de ces rencontres non à une impossibilité de « soi », mais précisément à la possibilité “d’invention de soi”, à travers la mise en mots, le récit détaillé d’épisodes chaotiques et tragiques.

Ambivalence de la relation du cinéaste au témoin survivant : plus ce dernier a traversé d’épreuves dont il peut relater les péripéties et détails, plus l’entretien est a priori stimulant. Ce n’est qu’une impression. La distance nécessaire à la réflexivité, la distance juste que le héros met entre lui et son passé bousculé, effondré, celle-ci n’a rien à voir avec la quantité ni la nature des obstacles affrontés au quotidien.

Se présente d’ailleurs une grande difficulté au montage, celle de rendre sensible ce que l’on ressent au contact réel d’une personne dont la trajectoire nous bouleverse: la force et l’endurance, la témérité, la patience avec laquelle elle a traversé les épreuves.

Et malgré cette rencontre et notre désir de lui donner forme, quelque chose résiste. Nous restons la plupart du temps impuissants à la “mettre en récit”, à restituer cette force de vie et ce parcours extraordinaire, soit pendant le tournage même (à cause de la manière dont s’agencent les questions et les réponses- à accorder nos rythmes, nos enjeux) soit au cours du montage.

Chez l’autre, les outils linguistiques peuvent faire défaut pour exprimer ce qu’il veut, puisque l’entretien ne se fait pas dans sa langue natale, et la mienne aussi, mais que je ne maîtrise pas. Souvent c’est l’émotion qui déborde, soulevant la confusion, la résistance, la distance. Quand je sens qu’une rencontre “fonctionne”, c’est comme si on traverse ensemble un territoire qu’on est en train de créer en temps réel, avec ses frontières et ses bordures, ses espaces de partage et de silence. On dépasse l’interaction connue avec tout ce qu’ils charrient de représentations sociales communes. Ce n’est plus mon cousin, je ne suis plus sa cousine, ni la fille de sa tante, ni l’éternelle étudiante de la famille. Dans cette harmonie éphémère, on oublie qui l’on est, ce qu’on représente pour l’autre et ce qu’il représente pour nous, pour se laisser transporter dans le récit épique. Dans son élan narratif, le survivant se transforme un moment en héros.

Je connais les dates, j’ai lu les témoignages du Père Ponchaud et les enquêtes détaillées de l’historien Chandler, j’ai vu les films de Rithy Panh, retrouvé des vieilles archives de propagande. Toutes ces images et ces informations sur le fonctionnement du régime de Pol Pot volent en éclat au contact de sa parole. Les contours de son récit individuel et ceux de mes connaissances par rapport à cette histoire collective se trament et se confondent dans une séquence qui prend corps au présent.

23 octobre 2019. Marche nocturne aux côtés de mon cousin Boune, avec qui j’ai passé beaucoup de temps enfant. Je le redécouvre l’instant de cette traversée déserte du quartier central d’Inner Sunset, où il partage une maison avec son ex femme, Phonita. Je le suis en caméra portée, il marche d’un pas lent, régulier. Mes questions lui parviennent faiblement, emportées par le diablo, vent chaud et sec de la baie de San Francisco. A quelques pas de la maison, il s’arrête sous le panneau signalétique « Judah Street ». Il dit, entrecoupé du grincement strident du câble car, son souvenir de la beauté du Cambodge, magnétique, mêlé à celui de l’horreur et de sa destruction totale. Le plan séquence dure 5’27 et a été monté entier.

Il raconte le quotidien d’un enfant qui a vu la brutalité et la mort en face sans l’avoir comprise. et qui ne l’a pas comprise sur le moment. Le film naît du trajet qu’il a parcouru depuis, c’est-à dire, pendant ces quarante dernières années, au cours desquelles il a abandonné l’idée de donner un sens à cette barbarie. La conscience s’aiguise pour nous deux : ce qui reste à accepter, ce n’est ni les atrocités commises par les Khmers Rouges ni la disparition des membres de sa famille, mais le fait que cette inhumanité restera pour toujours incompréhensible.

Malgré ce renoncement, de ce bout-à-bout d’une heure ou deux d’entretien a jailli une vérité. Celle de refuser de comprendre ce qui n’est pas compréhensible, de laisser le spectateur aussi perdu et perplexe face à une cicatrice de 20 cm sur l’avant bras, qu’une mère désespérée assène à son enfant de 7 ans avec un couteau de cuisine, pour lui apprendre à ne plus jamais désobéir au régime.

Cette incompréhension en gros plan, sous le panneau de Judah street, c’est celle de l’enfant face à une mère qui est devenue barbare dans un régime tout aussi barbare. Elle s’est laissée contaminer par la violence du régime génocidaire, il ne peut ni lui pardonner ni abandonner sa lutte: construire une relation de confiance avec ses enfants.

When I remember my childhood,
I remember happiness.
I remember how green the country was.
I remember how lively the people were.
I remember how good food was.

I roll in a mug, like a pig, and i get up from the mud,
the water washes the mud, feel so clean and refreshing.
The air is so crisp, the cloud so white and soft.
You know, Life.
But then, you see how mean and evil people was to each other.

During the war, it was nothing but death and destruction.
But even with death and destruction,
we had the mansoun rain.
When the water on the lily petals,
the sound makes a music.

We were hungry, they were starving us.
I was walking around the area, and I saw a cucumber.
I looked around, I picked the cucumber and I ate it as fast as possible. By the time I got back to my hut, the soldiers already came. They pull us to the public square for execution. For execution.
They were making an annoucement of execution for stealing. And my mother beg and beg, for forgiveness.

And the wife of the commander of the base overheard us. She came and my mother said she was a seamstress, she could sew for her, and the wife said : let them go !
My mum drag me by the arm, back to the hut, she take a knife, a « pang toh », she pull my hand out, and she slip. I was really skinny. It went all the way to the bone. You can see the bone.

Le montage du film a été guidé par les étapes du voyage des rescapés. Chacun de ces parcours ressemble à une épopée avec ses temps propres, ses pivots dramatiques, ses pertes et ses surprises.

Malgré les singularités de chaque trajectoire, une structure dramatique collective se dessine : l’expulsion des villes vers les campagnes, puis la vie quotidienne qui s’installe dans un régime totalitaire, enfin le départ depuis les camps de réfugiés pour l’étranger.

Lorsque le régime ordonne l’évacuation des villes, il est alors impossible de comprendre ce qui va se passer. Tous les détails sont restés en mémoire comme des indices où l’agonie et la faim pouvaient déjà se lire.

J’ai pris ma couverture en laine, et j’ai bien fait, il faisait si froid la nuit, quand on a évacué Phnom Penh.

Après l’exode vers les campagnes, d’abord aux alentours puis de plus en plus loin jusqu’au nord du pays à la frontière thaïlandaise, ils réalisent la brutalité du nouveau monde et son irréversibilité : les choses ne redeviendront plus jamais comme avant. Ils ne retrouveront ni leur maison ni leur famille. Le choc de cette prise de conscience soudaine, sourde, est amorti par l’épuisement et la nécessité de se nourrir, de s’habiller, de dormir, tout en travaillant à la rizière ou aux champs du matin au soir. Pas de place pour l’introspection ni pour l’atermoiement, encore moins pour la révolte. Mais à l’intérieur, quelque chose gronde. Ils me diront cette colère quarante ans après. Alors qu’ils ne pensent pas survivre, ils mettent de côté tout sentiment de soi. Les épreuves sont atomiques, coriaces, impensables. Elles atteignent la chair et le souffle. L’âme cherche des refuges impossibles.

Le dernier chapitre du film relate la sortie dans les camps de réfugiés. Un sentiment ambivalent habite alors les survivants. Abîmés jusqu’à la moelle, ils constatent pourtant qu’ils sont encore debout, miraculeusement capables de tenir sur leurs deux jambes, capables peut-être même d’affronter la suite : l’exil et l’installation dans un nouveau pays où il faudra tout reprendre de zéro… apprendre une nouvelle langue, trouver un travail, se faire de nouveaux amis.

Une cousine m’interpelle : « Comment évaluer aujourd‘hui ce que l’horreur nous a appris ? »

Ainsi la violence demeure. Le mal qu’on m’a fait est en moi. Il est là, puissant. Il me guette. Il faut bien des années, bien des rencontres, bien des larmes, bien des lectures pour le dompter. Je n’aime pas ce matin sanglant et, trente ans après, je n’aime pas le raconter : ce n’est pas la honte, c’est l’hésitation. [2]

Pour Rithy Panh, c’est un poids pour les survivants de raconter. Ce n’est pas qu’ils en sont incapables, mais ils savent qu’en partageant leur histoire, l’autre pourra la remanier et la mettre en scène. C’est prendre le risque de se faire déposséder une nouvelle fois de leur histoire. La raconter implique de déformer les faits, en accentuant certains évènements, en créant des saillies artificielles dans le tissu continu de la vie quotidienne.

Inconsciemment, le cinéma cherche à révéler cette figure du survivant héros. C’est parce qu’ils ont vu de leurs propres yeux la barbarie, à laquelle ils ont échappé de peu, et qu’ils se sont relevés de tout, qu’ils nous intéressent. Le montage organise le récit dans ce sens, poussant la personne du témoin jusqu’aux extrémités de sa parole, jusqu’aux rebords de son être, pour le mouler, le faire entrer dans l’étoffe du héros.

Mon cousin Boune ne peut pas être réduit à l’épisode du concombre volé. Par hasard, cette séquence nocturne a été montée exactement à la 45ème minute, au milieu du film, comme si elle avait pris toute seule, de manière organique, sa place de climax dramatique.

Boune n’est peut-être pas un héros mais je me suis rendue compte que s’il avait une place centrale dans le projet et dans le film, c’est parce que son récit est exemplaire. Il a arrêté son pas dans cette rue sombre de San Francisco pour crier l’injustice infligée à tous les enfants dont l’enfance a été dérobée par le régime Khmer rouge. Il a pris la parole au nom de tous, son récit vaut pour tous.


[1] « Le vingtième siècle est une machine à liquider permanente », entretien d’Imre Kertész avec Gerhard Moser (traduit de l’allemand par Bernard Franco) dans Parler des camps, penser les génocides, textes réunis par Catherine Coquio, Albin Michel, Paris, 1999, p. 90.

[2] Rithy Panh avec Christophe Bataille, L’Élimination, Grasset, Paris, 2012

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Repenser les héros dans les œuvres et pratiques artistiques

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La fin de l’histoire

Amanda Gann

Je vis aux États-Unis, où l’on parle beaucoup de toutes les façons qu’il y a de mourir aujourd’hui. Par intérêt anthropologique, voici un petit recensement des formes qui prédominent dans la presse et dans les conversations, sans prétention aucune à l’exhaustivité : on meurt d’une mort subite, lente, impersonnelle, personnelle, accidentelle, prévisible, évitable, inattendue, et/ou injuste. On peut aussi parfois mourir tranquillement, pendant que tout le monde regarde ailleurs.

Afin de conjurer toute cette mort, l’on identifie partout des « héros », un phénomène que je trouve plus inquiétant que rassurant. Mon projet de thèse, bien qu’il se focalise sur la difficulté de représenter et de vivre avec la mort au sortir de la Première Guerre mondiale en France, m’a fait prendre conscience de certains problèmes qui accompagnent un culte du héros. Il est plus facile, certes, d’envoyer des individus se battre s’ils sont imprégnés de belles histoires de sacrifice, mais que faire quand ils constatent que cette mort qu’ils sont censés recevoir et donner n’a rien d’esthétique ni de cohérent ? Dans les faits, elle est arbitraire, équivoque, et brutale. Aucune reconnaissance officielle, aucune campagne de fêtes d’honneur ne peut surpasser la monstruosité des évènements, même lorsqu’ils mènent à une victoire. Selon plusieurs récits et témoignages, beaucoup ont vécu la guerre comme une expérience non pas de leur force mais de leur défaillance, au moins en ce qui concerne les valeurs qui leur avaient été inculquées. Gabriel Chevallier, un ancien combattant, décrit ainsi ce constat, et son effet profondément déstabilisant : « Voilà ce que je suis, un type qui a peur, une peur insurmontable […] Comment pourrais-je encore montrer de l’assurance, sachant ce que je sais sur moi »[1]. Là où l’on voit un discours public sur les « héros », on doit aussi chercher une raison d’État qui préférerait occulter les conséquences de son exhortation à l’héroïsme : à force de trop tester son courage, l’on se découvre humain, fragile et secoué. Cette connaissance altérée de nous-mêmes peut nous habiter bien au-delà de l’épreuve.

Alors que la tendance historiographique actuelle va vers l’exhumation et la valorisation des « petites » vies, les représentations institutionnelles de la Grande Guerre résistent encore à une exploration de cette vie intérieure de sensation et de sentiment, ne s’en approchant que d’une manière oblique. Même à l’Historial de la Péronne, un lieu d’une grande utilité pédagogique et commémorative, la vie sensible du corps humain n’est évoquée que par l’absence. Le local est tout blanc, propre, silencieux. Les corps des combattants sont figurés par des torses de marbre. On a soigneusement regroupé uniformes et effets personnels de quelques soldats individuels dans des boites séparées, présentées à même le sol ; ces sépultures symboliques ont sans doute une valeur respectueuse, restitutrice même, mais elles gomment le chaos et l’horreur des corps meurtris. L’installation réussit parfaitement sa mission: « to [invite] visitors to use their intelligence and sensitivity in order to develop a coherent approach to the architecture, the museography and the collection[2]. » C’est savant et solennel, une affaire de sensibilité et non pas de sensation. Ce qui pourrait dégouter, par exemple, n’a pas sa place. Ce qui résiste à la cohérence non plus.

J’admets volontiers la valeur d’un lieu de recueillement et réconciliation sobre, organisé selon les conventions disciplinaires de l’historien-chercheur. Il ne revient pas à l’historien de répondre aux questions de la vie sensible et affective du passé, ces questions qui, quoique spéculatives, continuent pourtant à nous intéresser. Mais je crois que nous, artistes-chercheurs, avons la possibilité d’aborder cette matière, d’interroger le passé en tenant compte justement de « ce qu’il y a, en chacun de nous, de vie émotionnelle toujours prête à déborder la vie intellectuelle (…) pour opérer un brusque renversement de cette évolution dont nous étions si fiers: de l’émotion à la pensée, du langage émotionnel au langage articulé[3] », selon la formulation de Lucien Febvre. Et puisqu’il s’agit du passé, il nous revient aussi d’éviter la fausse reconstruction historique, de ne pas réduire ce qui excède à la cohérence pour construire encore une épopée héroïque, esthétisant la mort et le sacrifice.

Dans mon travail de recherche-création, je cherche à mener l’enquête là où l’on était avide de sensations, où le corps pouvait parler pour lui-même. Au Théâtre du Grand-Guignol, il n’y avait pas de héros, peu de bienséance, et un goût douteux. Cette petite salle de l’impasse Chaptal, avec son architecture, son répertoire et son public hétéroclites, fut un des plus grands succès de la scène théâtrale parisienne des années 1920. Pour être parfaitement honnête, ne le connaissant que par sa réputation, j’imaginais que cela devait être du mauvais théâtre - une orgie de tortures spectaculaires et sanglantes sans intérêt pour quelqu’un qui cherchait une vérité.

Car on avait toujours cultivé en moi, et je l’ai cultivé moi-même par la suite, un goût pour la grande littérature. Dans mon travail de comédienne, je m’étais souvent retrouvée à mettre mon corps, ma voix, et toute ma sensibilité au service des textes classiques. Ce n’est pas que je prenais ces fictions comme « vraies », pour ainsi dire, mais à force de les incarner, elles s’étaient glissées en moi d’une façon insoupçonnée. Alors que je me croyais purement rationnelle, circonspecte, j’avais tant d’autres figures qui flottaient en moi, et je puisais dans leur langage pour sublimer mes petites douleurs. Or, quand la vraie catastrophe est venue, tout s’est mis à chavirer. Le décès soudain de mon fiancé était inassimilable. Toute cette littérature héroïque me semblait vide, au fond. Rien ne m’indiquer ce qu’il fallait penser ou faire. Je ne pouvais pas mourir avec lui, car aucune barricade ne s’offrait à moi. Hors de question de lui restituer à la vie en me laissant à sa place, car la catabase n’est qu’un motif. J’étais risible, une Andromaque inadéquate; mes douleurs de veuve n’avaient rien de cette « immense majesté » que Baudelaire leur avait attribuée. Cela me semblait comme une énorme erreur dramaturgique, que de me laisser, moi, seule sur le plateau, alors que je n’étais pas même à la hauteur de comprendre ni d’endosser un rôle.

Quand je repense à ce que j’ai fait ensuite, je comprends la valeur que je trouve maintenant dans ce répertoire assez méconnu du Grand-Guignol, car il comporte beaucoup plus que des fantasmes violents et grotesques. Bien souvent, ce sont des histoires de personnages, assez ordinaires en fin de compte, qui se confrontent à des situations morbides et désespérées. Parfois, quand le langage nous fait défaut, il ne nous reste que la sensation. J’ai fini par passer d’innombrables nuits à m’enivrer avec des inconnus dans des bars minables à Londres, où je vivais à l’époque. Dans cet espace à la lisière du public et de l’intime, parmi les confiances partagées, les blagues grivoises, les scènes impudiques, les récits de déceptions, de désirs, et de rêves, nous avions le droit d’être ce que nous sommes, de petites gens avec de grandes émotions. Au moment critique, nous sommes capables d’hésiter, de défaillir, de tomber dans l’erreur, d’avoir peur. C’est alors que les figures héroïques nous hantent. Mais c’est toujours nous qui leur donnons de la matière, pas l’inverse. Nous pouvons les jouer, les déjouer, ou jouer avec elles jusqu’à ce qu’elles deviennent méconnaissables. Est-ce indécent ? Peut-être. Mais quand je me réveille le matin, entortillée dans les draps mais avec les seins à l’air, je me souviens de mon fiancé défunt qui me disait « tu ressembles à La liberté guidant le peuple ». Cela me fait souvent rire, car je trouve maintenant que toutes les iconographies se ressemblent trop.

Mais enfin, avec toutes les contradictions qui me collent à la peau, pourquoi pas aussi du courage ?


[1] Cité par Carine Trevisan, « On ne sait pas à quoi on appartient : Le roman du retour », in Bruno Cabanès et Guillaume Piketty (dir.), Retour à l’intime au sortir de la guerre, Paris, Éditions Tallandier, 2009, p. 86 : Gabriel Chevallier, La Peur [1930], Paris, Le Dilettante, 2008, p. 250.

[2] Texte affiché à l’Historial, cité dans David Williams, Media, Memory, and the First World War, Montreal, McGill-Queen’s Press, 2009, p. 256.

[3] Lucien Febvre, « La sensibilité et l’histoire : Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? », Annales d’histoire sociale (1939-1941), T. 3, No. 1/2 (Jan. - Jun., 1941), p. 19.

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Repenser les héros dans les œuvres et pratiques artistiques

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Des héros relationnels À propos de quelques bébés au cinéma

Barbara Turquier

À première vue, un nouveau-né ne possède aucun des attributs même minimaux du héros. Sa capacité d’action sur le monde – son « agentivité » —, comme ses moyens d’expression, est très limitée. C’est un être éminemment dépendant et vulnérable. Il est potentialité plutôt qu’actualité. Même en adoptant une définition minimale (le héros comme protagoniste principal d’une histoire), on peut se demander quel type de héros le bébé serait, et quelle vertu il y aurait à le penser comme tel. On aimerait ici éprouver l’hypothèse que c’est précisément parce qu’il est un être dépendant et relationnel, engouffré dans le moment présent, et qu’il nous invite, en tant qu’adultes, à une expérience de la présence et un type d’attention au monde au croisement de la monotonie et d’épiphanies infinitésimales, qu’il est un sujet cinématographique intéressant et potentiellement le héros de récits d’un autre genre.

L’expérience ordinaire à laquelle nous invite la vie du bébé demeure un territoire relativement peu exploré au cinéma (du moins dans le cinéma de fiction le mieux financé[1]), peut-être comme le quotidien répétitif d’une femme au foyer l’était peu au moment où Chantal Akerman réalisa Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Sans doute y a-t-il dans la vie du bébé quelque chose qui résiste à la narration – en raison du caractère restreint des « actions » qui peuplent sa vie. Par comparaison, la littérature française contemporaine s’est largement emparée de ce sujet comme de l’expérience commune de la parentalité (et singulièrement de la maternité), à la suite d’Annie Ernaux et de nombre d’autrices (principalement) depuis les années 1990[2]. Pourtant, d’un point de vue cinématographique, la vie du bébé ouvre des voies narratives et visuelles peu empruntées : une temporalité répétitive, circulaire, faite de micro-évènements, qui s’accompagne du récit inexorable (ou contrarié) du développement. Visuellement, il appelle une attention à l’expression visuelle aux dépens du langage et des dialogues. La faible capacité d’action du nouveau-né masque un formidable pouvoir de mettre les autres en branle autour de lui. Le bébé incarne aussi une projection vers l’avenir - d’où, sans doute, sa présence récurrente dans les récits post-apocalyptiques…

Marie Darrieussecq écrivait dans son récit Le Bébé : « Dire le non-dit : l’écriture est ce projet. À mi-distance, entre dire et ne pas dire, il y a le cliché, qui énonce, malgré l’usure, une part de réalité. Le bébé me rend à une forme d’amitié avec les lieux communs ; m’en rend curieuse, me les fait soulever comme des pierres pour voir, par-dessous, courir les vérités[3]. » Elle souligne ce paradoxe attenant à ce sujet : d’un côté, un monde social enveloppant l’enfant de discours et d’images comme autant de langes ; d’un autre, un territoire à peu de choses près inexploré. Nos cultures médiatiques exploitent volontiers un « pittoresque du bébé », appelant des scènes convenues (le repas, le sommeil, les pleurs…) qui reflètent les discours normatifs qui entourent la parentalité. De ce fait, un.e cinéaste filmant un bébé court toujours le risque de succomber au cliché, ou du moins d’être lu au prisme de ces représentations dominantes. Comment s’en départir et composer une image juste ? À partir de séquences tirées de trois films, nous proposons ici de mettre en évidence certaines manières dont des cinéastes traitent ce dilemme en engageant, par le bébé, des récits autres – qui relèverait davantage des « fictions-paniers » d’Ursula Le Guin, le roman-sac qui se nourrit de la collecte de la vie, plutôt que de la trajectoire linéaire du héros porteur de glaive, dont l’action naît de la conquête et du conflit.

Claire Denis, L’intrus (2004)

Une forêt, l’hiver, au soleil couchant. Un homme et une femme marchent dans la neige. Contre le ventre de l’homme, un bébé est accroché dans un porte-bébé. À mesure que l’homme avance, la caméra s’attarde sur le visage de l’enfant en gros plan pendant une vingtaine de secondes. Le plan est entrecoupé d’un contrechamp sur le visage de l’homme, sur le paysage (l’apparition d’une croix) et sur le petit tourbillon de cheveux à l’arrière de la tête du bébé. On revient sur le visage de l’enfant qui s’éclaire d’un sourire.

La durée de la séquence, photographiée par Agnès Godard, le petit nombre de plans, crée pour le spectateur la sensation du temps réel, celle d’un présent qui s’éprouve. L’aller-retour avec le visage de l’homme (prénommé Sidney et interprété par Grégoire Colin) et l’absence de dialogues focalisent la séquence sur l’expérience d’une relation – physique (le peau à peau, la chaleur corporelle, la marche) et visuelle, par l’échange de regards. Le plan, par sa durée, surprend d’abord – car l’enfant est peu présent dans le reste du film. Mais ce moment est chargé narrativement car la relation tourmentée de Sidney avec son propre père, Louis Trébor, interprété par Michel Subor, est au cœur du film. Le plan s’offre donc comme le contrepoint à cette autre relation père-fils, comme l’a commenté Claire Denis :

« Cette séquence tenait sur pas grand-chose. Le père [joué par Michel Subor] abandonne tout, ses chiens, c’est-à-dire tout ce qu’il aime. C’est comme si à ce moment le fils [joué par Grégoire Colin] ressentait le manque, que son père l’avait abandonné… Aussi fou que cela paraisse, je voulais qu’il tienne un petit bébé dans les bras en se disant “moi mon fils, je vais l’aimer, je ne l’abandonnerai pas”. Pour moi, le regard de ce petit garçon et celui de Grégoire dit tout de la confiance que l’on peut donner à ceux qu’on aime. Les larmes me viennent toujours aux yeux dans cette scène car je sais qu’elles viennent dans les yeux de Grégoire[4]. »

Outre la manière dont cette scène fait sens dans l’économie narrative du film, c’est une forme de surgissement épiphanique que l’on sent dans la prise, que relate également la chef opératrice dans le même entretien. Au sourire du bébé répond une larme du père. La présence du bébé figure le lien affectif – sa présence et sa force, ou son absence – qui relie les trois personnages masculins du film. En tant que personnage éminemment relationnel, le bébé permet de faire émerger des valeurs alternatives, autour notamment du personnage de Sidney – les qualités que Joan Tronto identifie comme étant celles de l’éthique du soin : l’attention aux autres, la responsabilité, la compétence, la réactivité face à un besoin[5] – comme des valeurs possibles des héros de cinéma – en l’occurrence celles de Sidney. Par contraste, son père, Louis Trébor, apparaît comme une figure héroïque plus conventionnelle, suivant une trajectoire d’émancipation individuelle par rapport à la famille, suivie d’une errance qui l’amène en quête d’un autre fils abandonné. Il n’en demeure pas moins que Trébor est in fine le héros, au sens de protagoniste principal, du film de Claire Denis.

Le plan de Claire Denis est aussi un plan sur un visage. L’apparition d’un sourire y fait événement. La durée du plan convoque la capacité du cinéma à capter la météorologie d’un visage, la fluidité de ses expressions, l’appréhension de « micro-mouvements intensifs » ordinairement enfouis, comme l’explique Deleuze à l’endroit de l’image-affection qu’emblématise le gros plan sur le visage dans L’image-mouvement[6]. Il m’amène à une autre question : comment caractériser la cinégénie particulière du visage d’un nouveau-né ? Si on le distingue d’un visage d’adulte, on pourrait dire que devant un tel visage, le ou la cinéaste se trouve peut-être un peu comme devant un animal : dénué du degré de conscience réflexive des adultes, ce visage projette une forme d’absence à soi-même. Sa spontanéité fait spectacle. Son expression n’étant pas langagière, il invite d’autant plus à l’observation, au regard attentif, au déchiffrement. Étant notre semblable, il nous interroge pourtant par sa différence : comment rendre compte de ce mode différent d’être au monde – un mode que l’on aurait tous connu mais oublié ? Un point limite pour le cinéma serait alors le mystère de la perception du bébé – la quête d’une perception native qui fut celle notamment de Stan Brakhage, la vision « non éduquée » (untutored) à l’oeuvre dans Scenes From Under Childhood. Le regard du nouveau-né incarnerait la quête utopique de voir le monde à neuf par les moyens du cinéma. Dans le plan de Claire Denis, la durée du plan sur le visage du bébé marque visuellement aussi, peut-être plus simplement, une attention phénoménologique au monde – le bébé étant en cela un révélateur d’un projet de cinéma attaché à la sensation plutôt qu’à la description.

Constance Meyer, Rhapsody (2015)

Au début du film de Claire Denis, le personnage de Sidney est introduit au prisme des soins qu’il apporte à ses deux enfants. Il est filmé torse nu, depuis la fenêtre à l’extérieur de chez lui – manière de mettre en scène ce corps nouveau de la paternité, comme si la mise à nu signalait l’acceptation d’une fragilité à laquelle l’invitait par ailleurs l’enfant. Cette nudité – corps du bébé, corps de l’homme qui prend soin de lui – est aussi employée dans le court-métrage Rhapsody de Constance Meyer (2015). C’est ici le contraste, assez évident, entre le corps imposant de Gérard Depardieu et celui d’un bébé prénommé Théo. Dans ce film, un vieil homme vivant dans une tour anonyme garde certains jours l’enfant d’une voisine. Son quotidien rythmé par les soins apportés à ce bébé se donne à voir dans plusieurs scènes montrant des actions infimes : donner un biberon, calmer les pleurs, chanter une chanson. Le bébé est, à l’évidence, un contrepoint : physiquement, il est tout ce que Depardieu n’est pas. D’un point de vue narratif, le temps passé avec l’enfant remplit le vide que l’on devine dans cette existence d’un « plein » qui forme le centre de « l’action » de ce court-métrage : un récit qui n’est pas fait d’actions grandioses, publiques et collectives, mais d’actions privées, répétitives et infimes. Exploitant l’économie narrative du court-métrage, ce récit dit que ces actions infimes sont susceptibles d’avoir des effets immenses dans la vie du personnage qu’incarne Depardieu. Il invite ainsi à tisser d’autres hiérarchies narratives entre la valeur des actions, entre ce qui fait événement et ce qui ne le fait pas.

Jonathan Glazer, Under the Skin (2013)

Une plage écossaise, la mer est agitée. Un couple se noie, par accident, et laisse sur la plage leur bébé seul, hurlant. Scarlett Johansson, qui joue une extraterrestre débarquée sur terre pour assassiner des hommes rencontrés au hasard, est imperméable à ses pleurs. Après son départ de la plage (pour faire disparaître le corps d’un homme qu’elle a tué), un dernier plan montre le bébé seul sur la plage, à la nuit tombante, lâché à la marée montante, au son de mouettes prédatrices.

Dans cette scène, le bébé est à nouveau le révélateur de la vie intérieure d’un autre personnage, ou plutôt de son absence. Si le personnage de Scarlett Johansson est si imperturbable face à ces pleurs de désespoir, c’est qu’elle est véritablement « autre », comme l’expliquait Glazer[7] (qu’elle soit une femme amplifie cet effet). Mais à y regarder de plus près, quelque chose d’autre joue dans le choc créé par cette scène. Dans son montage, ce plan paraît inattendu : on a quitté la plage pour accompagner l’alien vers sa voiture, quand le film revient sur la plage à la nuit tombée, qui est alors filmée du point de vue de « personne ». Ce n’est plus le regard insensible de l’alien sur l’enfant (puisqu’elle n’est plus sur la plage), c’est l’image d’une solitude totale – créée par l’image de l’enfant seul mais aussi par le fait que la caméra se soit départie de tout point de vue assignable.

La scène présente une situation limite au spectateur – un enfant abandonné à une mort lente mais certaine. C’est parce que le bébé est un être essentiellement dépendant que l’image de cet abandon est si perturbante. On pourrait la comparer à d’autres images - la mort du nourrisson dans Trainspotting, le landau du Cuirassé Potemkine dévalant les escaliers… Ces images de vulnérabilité violentée évoquent les ressorts du cinéma d’horreur. L’image de l’enfant est cette pierre de touche de notre humanité, le rappel de nos liens de dépendances et de responsabilités envers les autres. Il signifie en cela aussi les limites de l’autonomie héroïque prônée par le cinéma hollywoodien. On peut lire dans cette optique critique le casting de la star Scarlett Johansson en alien prédatrice, dans un récit où l’absence de relation empathique aux autres est tout sauf héroïque.


[1] Depuis Le Repas de bébé des frères Lumière, les bébés sont, certes, des personnages de cinéma. Outre le registre de la chronique d’une parentalité ordinaire propre au téléfilm, à la série ou à la comédie, le bébé est aussi un personnage de choix dans le registre de l’horreur, dans une continuité des figurations d’une « maternité horrifique » mise en lumière par la critique américaine Barbara Creed (The Monstrous Feminine: Film, Feminism, Psychoanalysis, Routledge, Oxford, 1993). La vie quotidienne des bébés et de leurs parents est présente dans le champs documentaire, dans les pratiques militantes du cinéma ayant accompagné les luttes féministes (par exemple, dans Riddles of the Sphinx de Laura Mulvey et Peter Wollen en 1977), ou dans certains “journaux filmés” (chez Jonas Mekas par exemple). En dehors du cinéma, les images animées de bébé prolifèrent, privées ou partagées, publicitaires ou anonymes. Le développement du jeune enfant est le sujet par excellence du film de famille (Le Repas de bébé montrait déjà la fille d’Auguste Lumière). Les films de famille d’hier sont devenus des « vidéos » réalisées sur téléphone portable et partagées via des applications de messagerie (reproduisent le cercle familial propre au film « de famille ») ou les réseaux sociaux.

[2] Voir la thèse de Marie-Noëlle Huet, qui étudie notamment les écrits de Marie Darrieussecq, Camille Laurens, Christine Angot, Valérie Mréjen ou Nancy Huston : « Maternité, identité, écriture : discours de mères dans la littérature des femmes de l’extrême contemporain en France », Université du Québec à Montréal, 2018, accessible en ligne : https://archipel.uqam.ca/11941/1/D3497.pdf (consulté le 13 janvier 2021).

[3] Marie Darrieussecq, Le Bébé, P.O.L., Paris, 2002, p. 16.

[4] Claire Denis, scène commentée dans le DVD de L’Intrus, Pyramide Vidéo, 2010.

[5] Joan C. Tronto, « An ethic of care », dans Ann Cudd, Robin Andreasen (dir.), Feminist theory: a philosophical anthology, Blackwell Publishing, Oxford, 2005, p. 251–263.

[6] Gilles Deleuze, L’image-mouvement. Cinéma 1, Les Editions de Minuit, Paris, 1983, p.126.

[7] Kyle Buchanan, « How Under the Skin Director Jonathan Glazer Surprised His Star Scarlett Johansson », entretien avec Jonathan Glazer pour Vulture, 4 avril 2014, disponible en ligne : https://www.vulture.com/2014/04/jonathan-glazer-on-under-the-skin-scarjo.html (consulté le 13 janvier 2021).

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Repenser les héros dans les œuvres et pratiques artistiques

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Héros équivoques Ce que nous apprend la Trilogie de Lucas Belvaux (Un couple épatant / Cavale / Après la vie)

Joseph Minster

En 2002, trois longs-métrages de Lucas Belvaux, Un couple épatant, Cavale, et Après la vie, sortent en salle à quelques jours d’intervalle. Bien que constituant trois récits indépendants, ils sont articulés selon un principe balzacien dans lequel les personnages secondaires d’un film deviennent les personnages principaux des autres, et réciproquement. Gilbert Meki interprète par exemple un policier qui est engagé par la femme du couple bourgeois d’Un couple épatant (Ornella Mutti) pour suivre son mari (François Morel) qu’elle soupçonne de la tromper, pourchasse le héros du second film, un révolutionnaire en cavale (Lucas Belvaux), tout en affrontant les problèmes de conscience qu’occasionne la souffrance de sa femme morphinomane (Dominique Blanc) dans le troisième film, Après la vie.

Comme le remarque la critique lors de la sortie en salle, « tout l’intérêt de ce triptyque consiste (…) dans la disparité qui existe entre sa fin et ses moyens. Composé de volets ancrés dans une tradition réaliste qui ambitionne de rendre compte d’un état de la société (l’amour, la politique, la drogue…), il n’en conquiert pas moins le statut d’une expérience conceptuelle, infiniment ouvert[1]. » Que cette expérience nous apprend-elle du héros — des héros ?

D’abord sans doute que le héros est celui à qui on consacre du temps. Comme l’affirme Lucas Belvaux, « Tous les seconds rôles peuvent devenir premier rôle à partir du moment où on s’intéresse à leur cas[2]. » S’intéresser au cas d’un personnage, c’est le filmer, autant, sinon plus que les autres. Dans Cavale, Pascal Manise, l’inspecteur, apparaît à quatre reprises dans le film, mais toujours de façon rapide, comme une figure archétypale que l’on croise, chargée d’incarner l’état auquel le révolutionnaire évadé Bruno, présent dans la majeure partie des plans du film, souhaite échapper. Le rapport que l’on entretient avec ce personnage s’inverse complètement dans Après la vie : en découvrant la vie privée de Pascal Manise, on apprend que son épouse se drogue, qu’un parrain local en profite pour le faire chanter, et qu’il se trouve de ce fait contraint de devoir arbitrer entre son devoir et l’amour qu’il porte à sa femme : conflit racinien, tragique, dont l’exposition permet de mettre en valeur les vertus héroïques du personnage. Peut-on pour autant affirmer que chacun est un héros qu’on ignore ? Il y a là un pas que la trilogie ne permet pas de franchir.

En effet, la question de l’héroïsme est abordée frontalement à travers la figure de Bruno. Dans Cavale, ce révolutionnaire convaincu refuse de renoncer à l’idéal pour lequel il a commis des crimes l’ayant envoyé en prison pour des années. Dès qu’il le peut, il reprend la lutte, et poursuit sa trajectoire en marge du commun des mortels. Ce faisant, il affirme sa constance et son courage physique, et assume une forme d’héroïsme, au nom d’une cause qu’il semble désormais un peu seul à défendre. À l’isolement, il n’a pas vu le monde changer. Lors d’une confrontation terrible avec son ancienne amante et camarade de lutte (Catherine Frot), un long travelling avant sur le visage défait de cette dernière en témoigne, tandis que Bruno affirme, contre toute évidence, en s’enivrant de mots : « on n’a jamais été aussi forts, Jeanne… (…) Chaque fois qu’il y aura mille chômeurs de plus, on flinguera un patron au hasard. Les licenciements vont se faire rares… » Après que Jeanne a confronté Bruno aux morts inutiles dont il est responsable, ce dernier lui tourne le dos, se mettant face au mur, signifiant physiquement l’impossibilité du moindre dialogue, et l’impasse dans laquelle il se trouve dès lors que son héroïsme n’est pas reconnu comme tel. La solitude dans laquelle il s’enferme conduit in fine à sa disparition littérale, puisque dans la dernière séquence de Cavale, on voit son corps glisser lentement dans une crevasse au milieu d’un glacier immaculé, alors qu’il essayait de rejoindre l’Italie[3]. L’existence comme héros appelle la reconnaissance d’un tiers – que ce soit celle d’un autre personnage, ou celle du spectateur.

 

Cette reconnaissance, Bruno l’acquiert plus ou moins dans Après la vie, peut-être justement parce qu’il n’est pas le personnage principal de l’histoire, et que cette attention moindre permet d’ellipser certaines de ses faiblesse. Alors qu’Agnès se fait tabasser par un dealer après qu’elle lui a demandé de la came, Bruno surgit du hors-champ, tel un deus ex machina, pour mettre en joue le jeune homme, et l’obliger ensuite à donner à Agnès ce qu’elle est venue chercher. Pour le spectateur, en empathie avec Agnès, son apparition est celle d’un héros surgi d’un univers parallèle et légendaire. L’expérience proposée par la trilogie est ici particulièrement fine, puisque cette même scène existe aussi dans Cavale, du point de vue de Bruno. Le passage d’un film à l’autre entraîne une recomposition temporelle des évènements autour de l’un ou de l’autre des personnages principaux. Le contenu premier du cinéma, nous rappelle Jacques Aumont, n’est pas, « le drame », mais « le temps – le temps mis en forme[4]. » Un temps qui, chez Belvaux, épouse de façon mimétique le temps ressenti par le personnage principal. Or le temps n’est pas le même pour tous les personnages, ce qu’exprime Agnès de façon littérale lorsqu’elle crie sa douleur et son manque à son mari qui lui demande de patienter jusqu’à ce qu’il trouve la dose dont elle a besoin : « T’as pas encore compris que cinq jours, pour moi c’est dix ans ! ». Ainsi, la scène de l’accrochage avec le dealer est-elle précédée dans Cavale d’une longue scène d’attente, montée en champ-contrechamp, en longue focale, au cours de laquelle Bruno observe le point de vente dans l’espoir de voir apparaître un ancien complice. L’arrivée d’Agnès vient parasiter cette situation d’attente, oblitérer ses chances de voir apparaître son ancien complice, et l’oblige en quelque sorte à intervenir lorsque le dealer commence à la tabasser, s’il veut garder une chance d’obtenir l’information qu’il espère. L’héroïsme désintéressé dont il semble d’abord faire preuve dans Après la vie n’apparaît ainsi jamais vraiment comme tel dans Cavale. Question de point de vue, question de temps vécu et ressenti. Question de récit, donc : la reconnaissance du héros dépend de l’histoire que l’on (se) raconte.

 

Ici se condensent sans doute deux des enseignements de « l’expérience conceptuelle » que constitue la trilogie de Belvaux. Le premier est rappelé par Jacques Mandelbaum, qui souligne le paradoxe d’un projet qui feint de « multiplier les points de vue tout en démontrant, dans chaque film, qu’il ne saurait y en avoir plus d’un seul, celui du personnage qui le soutient[5]. » La comparaison des films de la trilogie rend en effet particulièrement perceptible la façon dont le rythme sous-jacent de chaque scène épouse la perception du personnage principal de la scène – le processus est d’ailleurs dialectique : c’est aussi le rythme de la scène qui nous rappelle qui est son personnage principal. Le second tient au paradoxe suivant : même si l’existence du héros au cinéma est toujours affaire de temps, puisque seuls les personnages auxquels le film s’intéresse, ceux auxquels il consacre du temps, peuvent devenir des héros, il faut pourtant que le temps du héros ne coïncide pas exactement avec celui du film. En cela, héros et personnage principal ne sont pas synonymes. La question n’est pas tant celle du mystère, d’un trop-plein d’informations dont il faudrait se garder : un excès d’information n’empêche jamais le spectateur de percevoir les vertus héroïques d’un personnage, quand bien même ses faiblesses en feraient un être très imparfait. Après tout, depuis toujours, les héros se situent dans un entre-deux, mi-hommes, mi-dieux. Mais c’est précisément parce qu’ils se trouvent dans cet entre-deux équivoque que les héros, pour être perçus comme tels, doivent surprendre le spectateur, être en avance, en retard, en ternaire quand on est en binaire, en binaire quand on est en ternaire.

Les héros, ce sont donc les personnages auxquels le film consacre du temps, dont le film épouse parfois la perception temporelle, mais en échouant toujours à le faire parfaitement. C’est par cet écart irréductible entre le temps du film et leurs temps à eux que les héros se distinguent, et qu’on comprend qu’ils sont à la fois parmi nous, les humains, mais aussi un peu ailleurs.


[1] Jacques Mandelbaum, « Une trilogie kaléidoscopique pour mettre en doute le réel », Le Monde, 01/01/2003.

[2] Valérie Ganne, entretien avec Lucas Belvaux, Synopsis n° 23, 2003, p. 18-25.

[3] « Le mauvais pas de Bruno en montagne engage tout son corps. Enseveli vivant, il lutte puis se laisse glisser, lâche prise, définitivement réduit au silence. », Fabienne Costa, « Solitudes. La trilogie de Lucas Belvaux : « Un couple épatant », « Cavale », « Après la vie » », Vertigo, vol. 23, n° 1, 2002, p. 93.

[4] Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, Vrin, Paris, 2013, p. 96.

[5] Jacques Mandelbaum, op. cit.

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Repenser les héros dans les œuvres et pratiques artistiques

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L’homme hors de lui-même À propos d’un plan de The Rink (Charlot patine, 1916) de Charlie Chaplin

Dimitri Martin Genaudeau

Le chapeau droit sur le crâne, la badine oblique, garrotté d’un col blanc à la lisière du menton, Charlot, dynamique, quitte les cuisines à la fin de son service. Il avance jusqu’au premier plan, jette son pied gauche vers la droite d’un coup sec, entraînant le reste du corps dans un virage à angle droit d’une précision géométrique, et disparaît derrière une porte battante. On sait la détermination qu’il fallut à Chaplin pour imposer ce type de plan ; deux ans plus tôt, en 1914, sous contrat à la Keystone, l’acteur est dirigé par des metteurs en scène comme Henry Lehrman, peu sensibles à ses talents de mime – les comédies sont trépidantes, le montage, convulsif. Très vite, Chaplin comprend que son talent ne peut s’exprimer à une telle cadence : pour déjouer les ciseaux des monteurs qui coupent ses meilleures scènes, l’acteur entre par le fond du décor, occupe la profondeur de champ et la largeur du cadre pour allonger au maximum sa présence à l’écran[1]. En 1916, lorsqu’il tourne The Rink (Charlot patine), dont ce plan est extrait, il est l’acteur le mieux payé d’Hollywood, réalise ses propres comédies et sa seule démarche suffit à provoquer l’hilarité des foules.

Tout dans sa gestuelle est une danse[2] : les pieds en canard forcent l’arc des genoux qui entraîne l’ondulation des hanches, donne à la démarche son rythme chaloupé et détermine cet espace triangulaire qui jamais ne se comble entre les pattes du vagabond – une jambe droite et l’autre pliée – cette fente ou cette fracture de la silhouette, qui prolonge celle de la veste, ouverte au niveau du ventre, répète les multiples contradictions du personnage, abondamment commentées, froc trop grand et veston trop petit du vagabond-gentleman. Ce costume, cette silhouette et cette démarche nous sont si familiers qu’il est n’est pas aisé de remarquer cette soudaine dissonance : dans les dernières secondes de ce plan, lorsque Charlot se tourne de profil face à la caméra pour quitter la cuisine du restaurant, il marche autrement. Les pieds reviennent légèrement dans leur axe naturel, les genoux se resserrent, le vagabond allonge le pas et cette démarche tantôt si singulière semble tout à coup presque normale, un peu banale.

Il ne s’agit pas d’une curiosité isolée dans l’œuvre : que l’on prenne chaque plan, de chaque film, dans lequel Charlot se déplace et l’on verra que le personnage, filmé de profil ou de face, ne marche pas tout à fait de la même manière – il fallait l’œil expert d’Adolphe Nysenholc pour relever un tel détail, geste constant et pourtant imperceptible[3]. Verrait-on Marlon Brando ou Clint Eastwood changer de la sorte un trait si essentiel de leur maintien suivant la façon dont ils sont cadrés ? La cohérence psychologique ne voudrait-elle pas qu’un personnage se déplace toujours de la même manière, quel que soit l’angle selon lequel il est filmé ? Certes, mais ce qui importe avant tout à Chaplin c’est de maintenir l’intégrité de sa silhouette en toutes circonstances, et notamment l’écart qui sépare les jambes de son personnage : que l’on fasse marcher un homme en canard en le filmant de profil, chaque jambe se pliant sur le côté, son corps formera une masse indistincte – en modifiant sa démarche lorsqu’il apparaît de profil, Chaplin préserve cet écart qui le rend reconnaissable. Si nous ne percevons pas ce changement c’est qu’il conserve la silhouette de Charlot d’un plan à l’autre, indépendamment des choix de cadrage et des films eux-mêmes, il instaure une continuité en introduisant une rupture et confirme, pour un spectateur imprégné du folklore chaplinien, la stature mythologique du personnage, figure autonome, libérée de son ancrage filmique.

Bien sûr, ce n’est pas un trait saillant, il ne s’agit pas d’un effet comique, comme l’une de ses aberrations physiques que les grands techniciens du rire prennent plaisir à mettre en scène, mais d’un détail insensible qui n’a pas vocation à être remarqué par le spectateur – Chaplin souhaite en ce point une certaine discrétion ; pourtant, c’est dans cette vétille que se dévoile toute l’originalité du héros burlesque : le ciment de son être n’est ni son humeur, ni tellement ses émotions, ce n’est pas la psychologie du personnage qui le rend si singulier et si reconnaissable, c’est sa forme ; avant toute chose, Charlot est un chapeau, une badine, des bottines trop larges, une certaine manière de marcher et de hausser les épaules et si l’on doit le trouver espiègle, parfois lâche et cruel ou délicieusement charmeur ce n’est qu’en second lieu – comme si ses goûts, ses angoisses et ses caprices n’étaient qu’une conséquence de son apparence ; la fente qui déchire la silhouette du vagabond n’est en somme que le signe extérieur du déchirement intérieur au prix duquel, paradoxalement, le personnage éprouve sa constance et sa plénitude formelle et se maintient, entier, semblable à lui-même, d’un plan à l’autre.

Curieusement, le héros burlesque, chez Chaplin ou chez d’autres (notamment Buster Keaton), ne semble percevoir son propre corps qu’en spectateur, à travers l’œil de la caméra, en deux dimensions. C’est en raison de cette discontinuité psychique – un personnage dont la conscience se partage, en somme, entre le film et la salle de cinéma – que l’impertinence du héros se manifeste en premier lieu, sinon exclusivement, dans l’indifférence qu’il manifeste à l’égard de la situation dramatique dans laquelle son corps est investi et des motifs psychologiques qui devraient normalement diriger son action. Il ne cesse d’en remettre en cause la réalité, le sérieux et l’importance, d’en bousculer la crédibilité, par des clins d’œil et des apostrophes adressés à la caméra, par la surprise qu’il affiche souvent devant les illusions et les cadrages trompeurs dont la mise en scène réserve en principe le privilège au spectateur[4], ou simplement par une discrète variation de sa dégaine, comme dans le plan qui nous occupe.

C’est avec raison que l’on a parlé de Charlot comme d’un homme-montage, une machine vivante, une incarnation humaine du cinématographe : montage des attractions que le corps de l’acteur prend en charge, à l’intérieur du film, par la libre association d’êtres et de choses à laquelle s’emploie la malice du personnage[5]. Grand artificier de l’espace du cadre et spectateur complaisant de sa propre virtuosité, le narcissisme apparent du héros burlesque passerait à première vue pour l’éloge cynique d’un anthropocentrisme carnassier : il n’en est rien. L’indéniable humanisme qui jaillit de cette célébration des possibilités du corps, de la poésie du geste pur, n’est jamais dominateur ; au contraire, le burlesque se révèle un genre singulièrement perméable au monde extérieur et d’un appétit peu commun pour le dépaysement radical des êtres et des choses autres qu’humains : s’il est technophile, c’est par goût de la fantaisie mécaniste, sans autre but ni raison d’être que la beauté des engrenages et des manivelles, loin de la mythologie stérile du progrès et des rêves insipides du posthumanisme où se ternit le lyrisme des machines au profit d’un utilitarisme glaçant ; de même est-il zoophile (les animaux abondent dans le burlesque) car c’est bien l’animal qui offre l’image la plus fidèle de ce héros à la psychologie déliée, mais dont la silhouette familière inspire une fraternité naturelle : la conscience des bêtes, comme la sienne, est hors de portée, mais leurs vulnérabilités sensibles, leurs souffrances et leurs plaisirs, sont les nôtres.

C’est tout l’exotisme bizarre du burlesque qui est en embuscade dans ce seul plan de Chaplin et dans l’évolution indiscernable de sa démarche : si les objets, les machines, les animaux existent avec un tel réalisme dans ces films, une brutalité authentique, une gratuité que ne viennent gâter ni les idéologies, ni les aspirations politiques, ni aucune autre motivation que celle du plaisir et de la jouissance, c’est que le burlesque a su regarder l’homme, avant toute chose, comme la bête la plus étrange de toute, mettre l’épopée dans l’ombre d’un héros sans dessein tout en célébrant l’exil, le déracinement, le voyage de l’homme hors de lui-même.


[1] Francis Bordat, Chaplin cinéaste, Éditions du Cerf, Collection « 7ème Art », Paris, 1998, pp. 103-104 et Charles Chaplin, Histoire de ma vie, Éditions Robert Laffont, Collection « Presses Pocket », Paris, 1964, p. 181.

[2] Vaslav Nijinsky, que Chaplin invite à son studio la même année, ne s’était pas trompé sur ce point ; après l’avoir observé au travail une journée durant, il déclare : « Votre comédie tient du ballet… Vous êtes un danseur », Charles Chaplin, ibid., p. 234.

[3] Adolphe Nysenholc, Charles Chaplin : l’âge d’or du comique, Éditions L’Harmattan, Collection « L’Œuvre et la Psyché », Paris, 2002, pp. 17-18.

[4] Dans Sherlock Jr. (Sherlock Junior, 1924), Buster Keaton prend un homme en filature, il le suit pas à pas jusqu’au moment où celui-ci emprunte un petit escalier pour atteindre le quai d’une gare : alors même que Buster semble se tenir exactement derrière lui, il manque l’escalier et continue tout droit jusqu’à heurter un mur de plein fouet ; filmé de profil, l’escalier cachait un espace invisible entre les marches et le mur, Buster réagit comme s’il était victime d’une illusion qui en réalité ne peut être que l’illusion du spectateur puisqu’elle est entièrement due au cadrage et à la superposition des plans dans la profondeur de champs. On trouve des effets similaires chez Harold Lloyd, Jean-Pierre Coursodon parle à ce sujet de « cadrage mensonger », in Buster Keaton, Éditions Atlas et Éditions Pierre Lherminier, Paris, 1986, p. 256.

[5] Adolphe Nysenholc, ibid., p. 64

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Repenser les héros dans les œuvres et pratiques artistiques

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Architectures néo-andines

Natalia Baudoin

Du haut de ses 4149 mètres d’altitude, El Alto, métropole indigène surplombe La Paz, capitale de la Bolivie. Que l’on arrive par avion ou en voiture, El Alto apparaît comme une ville qui s’extrude de la terre. Ses maisons et bâtiments en brique et terre crue sans finition se fondent dans le paysage environnant. Pendant des décennies, cette ville a vu des castes commerçantes indigènes grandir et développer une richesse camouflée sous l’austérité apparente de son architecture. (Fig.1)

Figure 1: Vue d’El Alto, Bolivie

Ce n’est que dans les années 2000 qu’un nouveau style d’architecture appelée Neo-Andine a vu le jour au cœur de la ville d’El Alto, faisant apparaître dans l’espace urbain la présence affirmée de ces castes commerçantes. « Ces immeubles, dont le style est très éloigné de la discrétion et la sobriété qui caractérisent l’esthétique moderne, surprennent par leurs couleurs insolentes et leur fantaisie ludique, ainsi que leur côté kitsch[1]. » Freddy Mamani, auteur de ce nouveau style architectural l’appelle architecture Néo-Andine. Certains, plus méprisants l’appellent « architecture chola » ou « cholets », résultat de l’union du mot cholo, qui désigne de manière péjorative les populations indigènes de Bolivie[2], et chalet, en référence aux luxueux chalets qui couronnent ces constructions.

Comment expliquer cet avènement (tardif) dans un pays dont 70% de la population est indigène ?

Figure 2: Facades architecture Neo-Andine d’El Alto, Bolivie

La Bolivie est un pays qui depuis l’époque coloniale a été gouverné par une oligarchie raciste pour qui les populations indigènes n’avaient aucune autre valeur que celle de main d’œuvre et de service domestique. Considérés sauvages, mal éduquées, ces populations étaient soumises à des conditions de vie et d’emploi proches de l’esclavage. Que ce soit dans les mines ou dans les foyers de la classe moyenne ascendante, « los Indios » , « los cholos » passaient même après les animaux domestiques.

Pour atténuer la violence sociale qui leur était infligée quotidiennement, ces populations se sont fait « invisibles », elles se sont mimétisées avec leur environnement. Cela passait autant par la couleur de leurs habits que par la couleur de leur architecture. En effet, la plupart des constructions des laderas[3] autour de La Paz, el Alto inclus, ne comportaient pas de finitions extérieures. Ceci était peut-être dû à une volonté inconsciente de ne pas se faire remarquer, mais aussi à des raisons économiques. Encore aujourd’hui tant que la maison est considérée « en construction » et donc « inachevée », ses propriétaires ne payent pas d’impôts, même s’ils y habitent.

Cette forme de camouflage pourrait être considérée comme un héritage colonial puisqu’il participe de ce que Michel De Certeau qualifie de recours tactique dans L’invention du quotidien I, Arts de faire. Pour De Certeau, les actions quotidiennes, dans leur mise en œuvre, peuvent être des moyens de résistance dans la société.

Beaucoup de pratiques quotidiennes (parler, lire, circuler, faire le marché ou la cuisine, etc.) sont de type tactique. Et aussi, plus généralement, une grande partie des « manières de faire » : réussites du « faible » contre le plus « fort » (les puissants, la maladie, la violence des choses ou d’un ordre, etc.), bons tours, arts de faire des coups, astuces de « chasseurs », mobilités manœuvrières, simulations polymorphes, trouvailles jubilatoires, poétiques autant que guerrières. Ces performances opérationnelles relèvent des savoirs très anciens. Les Grecs les désignaient par la métis. Mais elles remontent à bien plus haut, à d’immémoriales intelligences avec les ruses et les simulations de plantes ou de poissons. Du fond des océans aux rues des mégapoles, les tactiques présentent des continuités et des permanences[4].

En effet, les peuples indigènes d’Amérique Latine dans leurs actions quotidiennes ont trouvé des formes de résistance face aux Colons. L’artisanat constituait une pratique d’ordre tactique qui permettait d’instaurer cette résistance silencieuse, presque imperceptible. L’évangélisation de ces populations supposait pour les Espagnols l’annulation complète des croyances indigènes. Dans ce processus d’évangélisation, les indigènes étaient utilisés comme main d’œuvre esclave pour construire des Églises. Les façades taillées de ces églises sont un des témoignages les plus vivants des comportements tactiques, qui a donné naissance à ce que l’on appelle aujourd’hui le style Baroque Métis. Ces façades en pierre taillée, destinées à l’apprentissage de la religion catholique ont été « polluées » de plantes, animaux fantastiques et d’autres éléments faisant appel aux croyances indigènes. Face à l’impossibilité de reconstruire leur propre cosmologie, les populations autochtones résistaient à son effacement total en la réintroduisant dans ces façades par des éléments décoratifs.

Figure 3: Façade de l’église de Santo Tomás de Chumbivilcas, exemple typique “d’architecture métisse”

De Certeau explique l’existence de ces pratiques tactiques lors de la colonie :

Il y a longtemps qu’on a étudié, par exemple, quelle équivoque lézardait de l’intérieur la “réussite” des colonisateurs espagnols auprès des ethnies indiennes: soumis et même consentants, souvent ces Indiens faisaient des actions rituelles, des représentations ou des lois qui leur étaient imposées autre chose que ce que le conquérant croyait obtenir par elles; ils les subvertissaient non en les rejetant ou en les changeant, mais par leur manière de les utiliser à des fins et en fonction de références étrangères au système qu’ils ne pouvaient fuir. Ils étaient autres, à l’intérieur même de la colonisation qui les “assimilait” extérieurement ; leur usage de l’ordre dominant jouait son pouvoir, qu’ils n’avaient pas les moyens de récuser ; ils lui échappaient sans le quitter[5].

C’est à partir de ces tactiques que les cultures originales indigènes ont subsisté, elles aussi « polluées » par les croyances héritées de la colonie, ce qui donna naissance à un syncrétisme[6] qui reste de nos jours très présent dans la culture bolivienne.

Figure 4: Myriapode: puma avec le corps d’un millepattes, d’antécédent précolombien, qui décore la façade de l’Église de la Compagnie de Jésus à Arequipa (1680)

En janvier 2006, après une carrière syndicale de plusieurs années, un certain Evo Morales Ayma devint le premier président indigène de la Bolivie. L’ascension au pouvoir d’une personne issue du milieu rural aymara de la Bolivie a marqué un tournant pour le pays, en particulier pour 70 % de sa population qui se reconnaît comme indigène. Avec ce premier gouvernement, Evo Morales instaura une nouvelle constitution qui transforma la Bolivie en État Plurinational de Bolivie, reconnaissant ainsi sa grande diversité de peuples indigènes comme des nations.

Malgré les réticences de certains secteurs de la population, la population indigène commença à prendre conscience de ses droits et commença à sortir de sa soumission. Petit à petit, les populations indigènes devinrent de moins en moins invisibles. Au début, cela passait par l’accès d’élus indigènes à des postes de la haute fonction publique. Cette visibilité s’est ensuite étendue aux gestes quotidiens affirmant l’identité de ces populations. Les vêtements traditionnels des Cholas ont commencé à devenir un signe distinctif et source de fierté. Des créateurs et créatrices de mode ont développé des collections d’habits de chola en exaltant les couleurs typiques du textile traditionnel andin. C’est dans cette nouvelle vague de revendication identitaire que naît l’architecture Néo-Andine de Freddy Mamani. « Je veux donner une identité à El Alto, ma ville trop souvent méprisée. Une identité qui soit l’expression de notre culture, à nous Alteños[7]. »

L’architecture de Freddy Mamani est bien la traduction de la structure sociale des populations Aymara de la ville de El Alto. « Profitant de l’inhabituelle stabilité économique et politique dont jouit le pays depuis 2006, avec le début de la présidence d’Evo Morales, El Alto est désormais une ville totalement transformée et le berceau d’une classe émergente : la nouvelle bourgeoisie Aymara. C’est précisément cette nouvelle classe sociale, développant des relations commerciales avec l’Asie et l’ensemble du pays, qui a plébiscité l’architecture de Freddy Mamani dans le but d’affirmer son identité et d’améliorer son statut social. »

Ces bâtiments surprennent par leurs façades colorées reprenant des éléments d’iconographie Tiwanaku avec les couleurs du textile traditionnel autochtone bolivien. Selon Mamani, « Mon architecture s’efforce de donner une identité à ma ville en reprenant des éléments de ma culture indigène. [8]

L’organisation du bâtiment est en accord avec les activités économiques et sociales des commanditaires. Ainsi, au centre du bâtiment, occupant les deuxième et troisième étages, un Salón de Eventos, salle de réception d’une exubérance colorée exceptionnelle, est loué à des familles, des organisations syndicales ou autres associations locales pour célébrer divers événements comme des fêtes, des mariages et plus particulièrement des Prestes [9].
Au rez-de-chaussée une petite galerie commerçante permet aux propriétaires de poursuivre leur activité commerçante et de louer des espaces commerciaux à d’autres commerçants. Au dernier étage, le chalet, maison-appartement de luxe destinée à être la résidence privée des commanditaires du bâtiment. Son emplacement sur la partie supérieure du bâtiment lui permettrait d’être au plus près de l’alaqpacha (le monde supérieur, selon la cosmologie aymara). Pour finir, entre le salon et le chalet, se trouvent généralement des appartements destinés aux enfants des commanditaires.

Figure 5: Intérieur d’un Salón de Evento

Les figures héroïques se construisent à partir de récits. Celui de l’architecture andine nous raconte l’histoire de deux figures héroïques. D’une part, celle d’un homme aymara, qui accompli l’impensable : devenir président de la république dans un pays profondément raciste. D’autre part, celle d’un artiste aymara, qui se profile sous la figure de l’artiste génie et qui, à travers son œuvre architecturale, donne corps aux revendications de cette population indigène majoritaire, mise à l’écart depuis la fin de la colonie.
La première figure représente une première prise de position qui ose montrer au statu quo bolivien et au monde qu’il est possible de faire bouger les lignes et que les populations autochtones ne sont pas condamnées au servilisme. La deuxième figure se dessine comme une déclaration : « Nous sommes ici, nous existons. Voilà ce que nous sommes et nous en sommes fiers.», laissant les recours tactiques dans le passé colonial.


[1] Elisabetta Andreoli, “Freddy Mamani, une architecture néo-andine.” In Catalogue de l’exposition Géométries Sud, di Mexique à la Terre de feu, éd. Fondation Cartier pour l’art Contemporain, Paris, 2018.

[2] À l’origine, pendant la période coloniale, ce mot désignait des personnes métisses, descendantes d’un espagnol et d’un indigène ou métisse. Tiré du mot aymara chhulu qui signifie métisse.

[3] Quartiers populaires en périphérie de la ville, les banlieues.

[4] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, I. Arts de faire (1980), éd. Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 1990, p. XLVII.

[5] Ibid., p. XXXVII-XXXVIII.

[6] Selon le dictionnaire de la langue française d’Alain Rey, le syncrétisme “désigne une combinaison difficilement cohérente entre plusieurs doctrines religieuses ou philosophiques très différentes.”

[7] Freddy Mamani cité par Elisabetta Andreoli dans “Freddy Mamani, une architecture néo-andine.” In Catalogue de l’exposition Géométries Sud, di Mexique à la Terre de feu, éd. Fondation Cartier pour l’art Contemporain, Paris, 2018.

[8] Idem.

[9] Nom donné à la fois à la fête religieuse locale et à la personne de la communauté qui prend en charge toutes les dépenses liées à la célébration à laquelle tous les membres de la communauté participent. La responsabilité du preste est rotative entre les différentes familles composant la communauté.

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Dévoration Retour sur Obscuro Barroco un film d’Evangelia Kranioti

Léandre Bernard-Brunel

Le carnaval, ce monde inversé, qui va traverser le globe pour s’épanouir à son plus haut degré au Brésil est la scène où se déploie le film d’Evangelia Kranioti. Photographe, artiste plasticienne, elle est l’auteure d’un précédent film, Exotica, Erotica, Etc1. Ce premier long-métrage était le fruit d’une immersion sur des cargos marchands parcourant le monde. Comme dans l’opus précédent, la cinéaste grecque scelle sa présence avec ceux qu’elle filme dans un souci brûlant de vivre ces autres vies qui deviennent alors siennes. Dans ce miroir de l’incarnation et de la carnation, sa caméra — aimante à plus d’un titre — parvient à saisir au gré des flots de processions, le flottement des regards qui furtivement s’échappent des corps carnavalesques.

Obscuro Barroco est un objet d’infinies transformations et de dévorations. La bouche de Luana Muniz, figure incontournable du monde de la nuit à Rio de Janeiro est la porte d’entrée dérobée de cette incandescence2. Le film s’ouvre par le ballet suave d’une végétation tropicale luxuriante en lutte avec la brise marine et cédant sous une pluie lourde. La beauté théâtrale de ces arbres sempervirents est si intense qu’elle en parait artificielle. S’énonce, dès ces images, la promesse d’un renversement de perspective où cette nature elle-même participe à l’esprit de farce. Après tout, ces feuillages, peut-être nous les avons déjà ingérés ? Ils seront tantôt le décorum pailleté d’un char de carnaval, tantôt le véhicule en volute d’un paradis artificiel qu’une bonne âme guérisseuse soufflera à notre visage.

Ce qui se joue dans ce film, c’est notre faculté à la métempsycose, cette capacité inouïe et étrange que nous avons à pouvoir faire migrer notre âme vers, sur et enfin dans d’autres corps. Une véritable affaire de cinéma. Comment pourrait-on oublier cette sublime larme filant sur une peau poudrée ? Au milieu de cette foule aux mille éclats, un Auguste lunaire semble avoir perdu ses ailes et son désir. Il lévite — ironie douce — dans les télécabines suspendues de Rio qui surplombent les ruelles des favélas. Silhouette triste de Commedia, tâche lactée, il sera notre fil muet terrestre, lui autrefois si céleste. Sa déambulation, à contretemps, arrête nos regards : une main de Fatima en pendentif, un tatouage de Ganesh sur un bras, un groupe d’enfants épuisés après une transe stroboscopique.

Au milieu de ses moments de fêtes collectives au coeur d’une ville mutante, la figure de Luana Muniz réveille des territoires intimes : le sien et celui du monde queer, trans et cisgenre de la cité. De bout en bout, la voilà qui happe la caméra, insuffle sa gestuelle, la relâche pour la saisir à nouveau. Sans nul doute, c’est elle qui conduit la danse, plante carnivore, comme elle se qualifie, maîtrisant les processus d’entropie.

La force d’Evangelia Kranioti est d’avoir accepté cet envoûtement et de lui avoir offert en échange un texte magnifique de Julia Kristeva : Etrangers à nous-mêmes3. On jurerait que celui-ci émane de Luana Muniz, qu’il est son témoignage introspectif, jusqu’à découvrir sa source dans le générique. Ce texte plane par dessus la ville comme autour du corps de son interprète à la voix suave, grave et spectrale. Luana Muniz, décédée depuis, donne tant à voir, car derrière la nudité offerte à la caméra, se révèle toujours et encore le millefeuille d’autres métamorphoses à venir. En exposant ainsi un monde où les corps sont des trappes sans fin ouvertes sur mille autres corps possibles, Evangelia Kranioti convoque un geste profondément baroque et résolument politique.

Aussi, lorsque le film glisse du carnaval aux protestations contre le pouvoir conservateur, l’on saisit immédiatement que l’un et l’autre s’enchâssent puissamment. L’affranchissement des genres et des identités, le bonheur du travestissement permanent ou festif, tendent vers le même horizon que l’exigence démocratique : le refus d’un fatum anthropologique. En amont de cette bascule politique, des corps réinventés pour l’occasion par la cinéaste, magiques et fluorescents, réactivent dans l’obscurité une partition sensuelle où toutes les prédations semblent enfin abolies.

Le « Novo Mundo » en néon, vu sur le toit d’un hôtel, invite alors à saisir subtilement la force du métissage et son lien ambigu et douloureux au Baroque, jeu de miroitements infinis. Celui-ci nait trois générations après la découverte des Amériques, conséquence des reflets troublants entre ces mondes d’altérité. La dévoration ici réciproque et joyeuse à l’oeuvre dans la chair même du film d’Evangelia Kranioti témoigne de la promesse d’une perpétuelle réinvention des rites, des formes et des signes pour faire guérison. L’étonnant face à face chorégraphique final le confirme par un play-back renversant. Ici, la bouche de l’héroïne du film attrape au vol les paroles d’Une vie en rose remixée. La voici alors aussitôt avalée par la camera obscura d’Evangelia Kranioti. À moins que ça ne soit l’inverse.

« Nous sommes tous des cannibales. Après tout, le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger », écrivait Claude Lévi-Strauss il y a vingt-cinq ans dans la Républicca4.

Léandre Bernard-Brunel, 31 janvier 2018


1Evangelia Kranioti, Exotica, Erotica, Etc, Aurora Film, France, Grèce, 73 minutes, 2015.

2Evangelia Kranioti, Obscuro Barroco, Tropical Underground, France, Grèce, 59 minutes, 2018. https://vimeo.com/259275959

3 Julia Kristeva, Etrangers à nous-mêmes, Fayard, Paris, 1988.

4 Claude Lévi-Strauss, « Siamo tutti cannibali », La Repubblica, 10 octobre 1993.