Héro·ïne·s
Repenser les héros dans les œuvres et pratiques artistiques
La figure du héros se trouve aujourd’hui à la fois mobilisée et mise en crise dans de nombreux contextes, qui le placent au cœur de l’actualité : crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19 en cours depuis novembre 20191, crise de la représentation politique et montée des populismes portés par des dirigeants charismatiques, poussée des discours complotistes proposant des récits « alternatifs » fortement vecteurs de croyance et d’affect, réponse à la menace terroriste2, dans un monde où le dérèglement climatique sape chaque jour davantage le récit moderniste du progrès et le mythe de la croissance infinie. En se gardant d’uniformiser des phénomènes évidemment différents et complexes, cette publication prend pour point de départ ce double mouvement : d’une part, la mobilisation sur la scène politique de discours sur de nouveaux « héros » individuels ou collectifs, connus ou anonymes ; et d’autre part, la réorganisation, la fragmentation et la polarisation de récits collectifs sur fond de crise écologique – qui engagent diversement nos capacités de croyance et de mobilisation.
La rhétorique politique et médiatique autour de la figure du héros a été critiquée, notamment dans le contexte de la crise sanitaire liée au COVID-19, parce qu’elle masquerait une dépolitisation des enjeux en concentrant le débat sur un registre moral et affectif. Destinée surhumaine, sacrifices consentis, abnégation obligatoire : l’héroïsme replace l’engagement professionnel au niveau des qualités morales de l’individu, comme le fruit d’un volontarisme personnel, ce qui l’extrait du contexte social. La philosophe Barbara Stiegler notait par exemple à l’endroit des discours sur l’indiscipline des Français : « En surinvestissant le registre moral, il s’agit de produire une complète dépolitisation des questions, qui passe par l’héroïsation des soignants, l’activation de la fibre morale de tous les citoyens et la stigmatisation des mauvais Français3. » L’anthropologue David Graeber, conceptualisant pour sa part « la révolte des classes aidantes », écrivait : « Dès qu’une crise survient – cela inclut les crises écologiques —, on entend des appels au sacrifice collectif4. »
Les cinéastes, artistes et designers sont aussi les concepteurs de récits, mettant en scène des protagonistes suscitant l’identification et l’attachement. La figure du héros ou de l’héroïne, dans son double sens de protagoniste d’un récit, et de figure surhumaine incarnant par ses exploits ce qu’une société se donne comme valeurs, nous semblait une voie de réflexion intéressante pour des artistes-chercheurs. Comment l’état du monde présent nous force-t-il à repenser les schémas narratifs existants ? Que faire de l’attrait contemporain pour les figures héroïques, pour en proposer des visions plus critiques ? Comment les pratiques artistiques composent-elles des récits et des figures de héros, et quelles visions du monde portent-elles ?
Certaines lectures collectives ont nourri ces réflexions. En premier lieu, des relectures féministes d’un héroïsme conventionnellement pensé au masculin, qu’illustre le « monomythe » de Joseph Campbell, chez Joanna Russ, Ursula Le Guin ou Donna Haraway5. Avec d’autres, ces lectures ont aidé à imaginer un positionnement propre aux textes réunis dans cette publication : une recherche imbriquée dans la pratique, formulée à partir des positions de chacun, une dynamique d’échange entre praticiens de différents horizons artistiques, une attention aux enjeux éthiques découlant de nos positionnements en tant qu’artistes et chercheurs, une interrogation sur les savoirs créés par les œuvres et les modes d’écritures.
Cette publication est portée par un collectif d’artistes-chercheurs réunis au sein du groupe de recherche de La Fémis, principalement doctorants au sein du programme « Sciences, Arts, Création, Recherche » (SACRe) à l’Université PSL7. Rassemblant des personnes venues du cinéma, des arts visuels, du design ou de l’histoire et de la théorie de l’art, ce groupe s’est initialement réuni, à partir de 2017, pour réfléchir autour des formes de « fabulation » à l’œuvre dans les pratiques artistiques, en prenant pour point de départ les pages que Gilles Deleuze consacre à ce terme dans L’Image-Temps8. Il a organisé plusieurs séances du séminaire doctoral SACRe entre 2017 et 2020, s’inspirant de cette notion pour penser plus généralement les pratiques du récit. En octobre 2018, un séminaire interrogeait « comment est-ce que l’on raconte ? » ; en 2018-2019, les séances ont décliné différents opérateurs du récit — « pourquoi », « comment », « où », « qui », et « quand » l’on raconte, afin d’explorer les temporalités, lieux, personnages, raisons et effets des récits à partir des pratiques d’artistes venus de divers domaines. En 2019-2020, pour chaque séance, un.e doctorant.e proposait une notion clé de son travail de thèse, invitant les autres membres du groupe à proposer des textes et œuvres artistiques pouvant éclairer cette notion. De ces trois années de collaboration a émergé le souhait de créer une publication commune, qui s’ouvre aussi à de nouveaux contributeurs. Les figures du héros — ou de l’héroïne —, dans ses différents sens de protagoniste d’un récit, de demi-dieu mythologique ou de personnage célébré collectivement pour sa bravoure, sont apparues comme un point de rencontre particulière riche, permettant à la fois de rendre compte de ces pratiques diverses du récit et de soulever des questions contemporaines, interrogeant notamment la place des artistes dans la société.
Deux formats d’articles ont été privilégiés : d’une part, des textes réflexifs portant sur la pratique artistique de leurs auteurs (identifiés par le mot-clé : « pratiques ») ; d’autre part, des textes analytiques portant sur d’autres œuvres (identifiés par le mot-clé : « analyses »). Enfin, des entrées par disciplines (cinéma, design, performance) permettent, via l’onglet à droite du bandeau au sommet du site, de regrouper certains textes.
Les dix-sept articles réunis ici explorent cinq grands axes de réflexion :
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Premièrement, les rapports entre héros et récit. Le récit moderne et sa flèche du temps orientée sur le progrès se craquellent face aux bouleversements écologiques, morcelant les héros et les dramaturgies qui le peuplent habituellement. Dans « Le héros aux mille et un visages », Clémence Hallé, qui réfléchit habituellement aux manières dont se transforme le récit dans le monde de l’art, propose avec le designer Christophe Guérin une mise en forme de textes alliés pour accompagner ceux et celles qui cherchent à repenser certaines de ces grandes trames narratives modernes. Sous la forme d’une image-texte, cette publication tire un fil depuis une série d’arguments qui, tissés entre eux, disent qu’il n’a jamais suffi de simplement « féminiser » le héros-empereur ou le héros-guerrier. Par exemple, jeté au fond d’un sac, le héros prend la forme d’une patate, tandis que l’héroïne peut tout aussi bien être une batracienne de douze mètres. Dans les films étudiés par Dimitri Martin Genaudeau, « Personnages ou spectateurs : à qui profite la démocratie burlesque de Jacques Tati ? », le héros burlesque va jusqu’à dissoudre la trame du récit pour laisser place au ballet des corps et des gags. Figurants, animaux, machines et objets de toute sorte disputent alors au héros le privilège de l’attention.
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L’origine mythique du héros fait également l’objet de réflexions. Au cinéma, les rapports entre entre héros mythologique, personnage de cinéma et réalité de l’acteur sont interrogés par Léandre Bernard Brunel dans son texte sur l’interprète indien Nawazuddin Siddiqui. Clément Schneider expose également dans « Le héros sans attributs » les dilemmes soulevés par la transposition de figures mythologiques, telles que Orphée, au cinéma, à partir de son film La dernière douane (2020). de quel collectif le héros est-il le nom ? Quels systèmes de croyances, qu’elle soit religieuse ou fictionnelle, engage-t-il ? Dans son texte « Savoirs artisanaux et co-création », Natalia Baudoin utilise pour sa part la notion de cosmologie pour mettre au jour la façon dont des systèmes de croyance et d’organisation du monde s’incarnent dans des objets.
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Le fait que les héros incarnent des valeurs collectives qui prévalent à leur destin individuel, leur rapport au sacrifice, voire leur destin tragique, sont également examinés, notamment dans le texte d’Amanda Gann, « La fin de l’histoire », sur les soldats de la Première Guerre mondiale, dont le sort est revisité par le théâtre. Ce rapport au tragique et l’ambivalence d’une valorisation collective qui peut masquer un abandon politique, sont interrogés autour de la figure du « migrant comme héros », dans le texte sur Ubac de Joseph Minster, ou par les designers élaborant des objets pour les migrants dans l’article « Nouveaux héros, le pouvoir des objets » de Natalia Baudoin. Dans un autre champ, les personnes rescapées du génocide des Khmers rouges mis en lumière par l’article et le documentaire de Jenny Teng ne sont plus des « héros » célébrés collectivement mais « mes héros », manière de reconfigurer ces hiérarchies. Il s’agit en l’espèce de décrire, selon les mots de Imre Kertesz, les exemples « de l’absence de destin comme condition de masse ». Chez Maxime Berthou, les « Héros idiots » interrogent l’exploit au fondement de l’héroïsme, et les qualités que l’on prête aux héros : est-ce idéalisme, goût du risque ou simple inconscience ? La traversée périlleuse à laquelle il se livre fait écho à l’imaginaire aventurier de récits épiques, en contrepoint aux traversées migratoires.
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À rebours des destinées tragiques, les héros peuvent être repensés à partir de l’ordinaire, de l’infime, du banal plutôt que de l’exploit. Le courant littéraire des « vies minuscules » est une forme susceptible d’être interrogée comme l’est, sur un autre plan, une pratique du design fondée sur la modestie des moyens et la recherche d’un impact sur la vie quotidienne. Au cinéma, les « seconds rôles » et leur place dans le récit ont fait l’objet de contributions, qu’il s’agisse de les revaloriser dans des récits secondaires (Joseph Minster sur la Trilogie de Lucas Belvaux), d’enquêter sur les figurants d’un chef d’oeuvre de l’histoire du cinéma (Anouk Phéline sur Le Voyage en Italie), ou de décrire un nivellement de l’agentivité dans le récit (chez Tati vu par Dimitri Martin-Genaudeau). Dans sa théorie de la « fiction-panier », Ursula Le Guin attaque le récit progressiste et linéaire du héros technique, pour proposer d’autres métaphores, trajectoires et outils. La « fiction-panier » n’accueille pas comme outils narratifs les épées, les bâtons et les armes, mais le contenant, le panier, le foyer, l’autel, en tant que réceptacles d’autres récits possibles. Cette métaphore invite également à penser d’autres récits en terme de genre, impliquant à la fois des « héros moins héroïques » et des structures narratives moins centrées sur l’exploit ou même sur l’événement. Un exemple en est donné par les films que Barbara Turquier étudié dans son texte « Des héros relationnels », où les personnages atypiques que sont les bébés invitent à d’autres configurations narratives entre les personnages.
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Enfin, la question du positionnement de l’artiste en héros — sommé par le marché de construire son propre « storytelling », un récit personnel codifié selon les critères du marché de l’art est soulevée. Que faire de cette injonction à l’héroïsation de l’artiste et comment imaginer des positionnements alternatifs, plus collectifs, sobres ou efficaces ? Il s’agit autant de repenser la place de tous ceux et celles qui participent à la création, en tant qu’auteurs.trices, collaboteurs.trices, destinataires ou usagers des œuvres, que de revaloriser les formes de la création collective et de l’agentivité partagée, dans les pratiques cinématographiques ou de design. Les contributions de Natalia Baudoin témoignant de la recherche d’une pratique plus inclusive du design s’inscrivent dans ce cadre. Pour sa part, Rémi Sagot-Duvauroux interroge le statut particulier de « l’immersant » participant à une expérience de réalité virtuelle : entre présence et absence, dans un écart constant entre le personnage et l’être réel, quel est le rôle qu’il ou elle joue dans la création des œuvres ?
Nous vous souhaitons de fructueuses pérégrinations dans ces pages !
1 C’est par exemple, dans un discours d’Emmanuel Macron du 12 mars 2020, « la reconnaissance de la Nation » envers ces « héros en blouses blanches », « ces milliers de femmes et d’hommes admirables qui n’ont d’autre boussole que le soin », cité par Le Quotidien du médecin, URL : https://www.lequotidiendumedecin.fr/actus-medicales/politique-de-sante/covid-19-macron-rend-hommage-aux-heros-en-blouse-blanche-et-promet-daugmenter-massivement-les (consulté le 22 juin 2021).
2 Le qualificatif de « héros » a été mobilisé médiatiquement, notamment, pour parler des forces de l’ordre intervenues après les attentats de novembre 2015, ou plus récemment dans l’hommage à l’enseignant Samuel Paty assassiné le 16 octobre 2020.
3 Entretien avec Barbara Stiegler par Nicolas Truong : « La crise due au coronavirus reflète la vision néolibérale de la santé publique », paru le 9 avril 2020, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/09/barbara-stiegler-la-crise-due-au-coronavirus-reflete-la-vision-neoliberale-de-la-sante-publique_6036059_3232.html.
4 David Graeber, Bullshit Jobs, Actes Sud, Paris, 2019 (2018), traduit par Élise Roy, p. 295.
5 Joseph Campbell, Le héros aux mille et un visages, traduit par Henri Crès, Escalquens, Oxus, 2010 ; Donna J. Haraway, Staying With the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Durham London, Duke University Press, 2016 ; Ursula K. Le Guin, « Le fourre-tout de la fiction : une hypothèse (1986), in Danser au bords du monde : mots, femmes, territoires, traduction de par Hélène Collon, Éditions de L’éclat, Paris, 2020 ; Joanna Russ, “What can a heroine do? Or why women can’t write”, in To Write Like a Woman: Essays in Feminism and Science Fiction, Indiana University Press, Bloomington, 1995.
7 Ont participé à ces séances : Natalia Baudoin, Maxime Berthou, Christophe Guerin, Dimitri Martin Genaudeau, Clémence Hallé, Joseph Minster, Mélanie Pavy, Geoffrey Rouge-Carrassat, Rémi Sagot-Duvauroux, Caroline San Martin, Clément Schneider, Jenny Teng, Barbara Turquier. Le groupe a été lancé et animé par Caroline San Martin en 2017-2018, puis par Barbara Turquier, en tant que responsable de la recherche à La Fémis. Pour cette publication, nous avons été rejoints par Léandre Bernard Brunel, Amanda Gann et Anouk Phéline. À l’initiative du groupe de recherche, le séminaire doctoral SACRe a accueilli les invités suivants, qui ont nourri par leurs échanges cette parution : Julie Brugier, Sandra Delacourt, David Ferré, Vincent Poymiro et David Elkaïm, Anna Saint-Pierre, Frédéric Sojcher — qu’ils en soient ici remerciés.
8 Gilles Deleuze, L’image-temps, « Chapitre 6 : “Les puissances du faux », Éditions de Minuit. Collection : Critique, Paris, 1985, p. 165-202.